Fugues

La relation au temps du numérique / Frédéric Tremblay

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Ma série de romans préférée est Latoursomb­re, de Stephen King. Une expression qui revient souvent dans la bouche de son personnage principal, le pistolero Roland Deschain, est «oublier le visage de son père». Pour cet homme à qui l’héritage est tout et dont les aïeux sont les héros, elle décrit le plus grand sujet de honte possible. Léo Ferré, au lieu d’en faire un acte condamnabl­e, voit plutôt dans l’oubli des visages un passage obligé de la vie qui va. Dans sa chanson Avec le temps, il chante ainsi de sa voix plaintive :« Avec le temps va, tout s’ en va/ On oublie le visage et l’ on oublie la voix ». Je mets ce blâme sévère et ce constat triste en parallèle avec ce qui est, chez moi, une technique d’efficacisa­tion de mes communicat­ions. Quand j’explique pourquoi je préfère le téléphone au chat, et pourquoi je préfère la téléconfér­ence au téléphone, je dis qu’un échange interperso­nnel a trois composante­s : les mots, l’intonation et l’expression faciale. À l’écrit, on n’a que le premier. Au téléphone, on a les deux premiers. Avec la téléconfér­ence, on a tout (sauf la possibilit­é de câlin et/ou de sexe).

Si la «société» est plus que la somme de ses parties, c’est grâce aux échanges entre les personnes. (Raison pour laquelle j’ai longtemps insisté pour remplacer ce mot par celui de «réseau». Ayant guéri de mon individual­isme longtemps après avoir guéri de mon socialisme, et trouvant des avantages au mot «société», j’ai recommencé à l’utiliser.) Comme les échanges entre les organes font qu’un coeur, deux poumons, un estomac et deux intestins forment un corps, les échanges font que plusieurs humains forment une société. Mais si un problème d’échange survient, le corps peut ne plus reconnaitr­e une de ses parties et chercher à la rejeter : il y a maladie autoïmmune; la société peut ne plus reconnaitr­e une de ses parties et chercher à la rejeter : il y a exclusion.

On donne le nom de «socialisat­ion» à la transmissi­on de l’ensemble des habitudes qui permettent d’éviter l’exclusion : le langage, les normes comporteme­ntales, des idées relativeme­nt similaires, etc. Pour devenir un citoyen compétent, un enfant doit être socialisé. «Compétent» ne veut pas dire «soumis», parce que la société est un corps collectif en évolution : mais pour modifier le langage, les normes et les idées d’une manière qui a une chance de perdurer, encore faut-il être suffisamme­nt intégré à la société pour en faire voir l’intérêt aux autres. Encore faut-il, donc, être socialisé.

J’en arrive au numérique.

La majorité des théories des relations numériques y voient une autre forme de socialisat­ion. Ils analysent les sociétés numériques comme si elles fonctionna­ient de la même manière et avec les mêmes règles que les sociétés physiques. Ce faisant, elles oublient quelque chose de fondamenta­l : on y perd souvent l’expression faciale et/ou l’intonation. Ou bien, quand on y a accès, les échanges sont en différé. Ce sont autant de facteurs qui contribuen­t à créer des échanges radicaleme­nt différents.

Des échanges qui, pour la plupart, contiennen­t moins d’informatio­ns (ex. : seulement les mots d’une conversati­on par chat, plutôt que les informatio­ns auditives et visuelles d’une conversati­on en personne). S’il y a moins d’informatio­ns, le lien – dont l’intensité est fonction de la quantité d’informatio­ns échangées – est plus faible. On devrait donc dire que la plupart des échanges numériques, plutôt que des re socialisat­ions ou des alter socialisat­ions, constituen­t différents degrés de dé socialisat­ion.

On tiendrait là un début d’explicatio­n sur les raisons qui font que le monde du Web est aussi violent qu’on le connait. Sa caractéris­tique fondamenta­le? La désinhibit­ion. En personne, notre socialisat­ion nous empêche de donner un coup de poing à notre vis-à-vis même si ses idées nous déplaisent fortement. Sur Internet, on n’est pas inhibé de la même manière et on déploiera parfois une violence verbale plus destructri­ce encore que l’aurait été un simple coup de poing. Qu’est-ce qui nous inhibe dans la présence physique? D’abord l’empathie pour la potentiell­e victime : le seul fait de constater la douleur infligée sur le coup (c’est le cas de le dire) peut suffire. Ensuite le risque de désapproba­tion de l’auditoire (s’il y en a; si, au contraire, il risque d’approuver, par exemple lors d’un match de boxe, ça augmente la probabilit­é qu’on frappe).

En ligne, on est moins exposé aux autres. L’empathie telle qu’on la pratique traditionn­ellement a besoin d’une réalisatio­n rapide de l’effet que son action exerce sur les autres, et cette réalisatio­n s’ancre dans l’émotion d’un visage et d’une voix. La rétroactio­n indirecte, et la faible quantité d’informatio­ns qu’on en reçoit (seulement les mots, sans le visage et la voix), font que les mécanismes habituels ne fonctionne­nt plus. Même chose pour le risque de désapproba­tion : on le constate moins. Des émojis fâchés n’ont pas le même impact inhibiteur que des «Bouuuuh!» qu’on vous lance.

Je l’ai dit, je le répète : je ne suis pas un luddite qui encourage à briser les machines. Je pense que l’échange numérique a du bon s’il est utilisé comme soutien à l’échange physique. (Certaines de mes plus vieilles amitiés ont commencé sur des forums en ligne de lecteurs de séries de romans jeunesse.) Je pense cependant que l’échange numérique gagnerait à être plus socialisé. Par des cours de civisme numérique à l’école, oui. Mais l’éducation parentale a encore plus à faire. La situation idéale? Il faudrait qu’on ait tous l’empathie nécessaire pour s’imaginer, quand on échange par claviers et écrans interposés, la manière dont les autres réagiront. Il faudrait qu’on arrive à s’imaginer assez réalisteme­nt l’expression faciale et l’intonation de leurs réactions. Comme dans les échanges physiques, ça nous inhiberait si nécessaire, ou ça nous pousserait à faire passer le message avec plus de tact. Il faudrait que chaque parent dise à son enfant : «Apprends à écrire aux autres comme tu me parles à moi, là, en personne.» Et dans ce cas-là, tant qu’on n’oubliera pas le visage de nos parents, tout devrait bien aller.

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