Fugues

FILM : Sisters With Transistor­s

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Depuis quelques décennies déjà, musique électroniq­ue et milieu gai se conjuguent au même diapason. Et pour cause, lors des diverses célébratio­ns de la fierté, les DJ sont souvent à l’honneur pour faire danser les foules. Aujourd’hui, les femmes se retrouvent également derrière les platines, sans néanmoins prétendre à la parité. À Montréal, les Sandy Duperval, Misstress Barbara et DJ Lady McCoy, pour ne nommer que celles-ci, seront tour à tour des habituées des célébratio­ns de la Fierté et du nightlife montréalai­s. Si le phénomène semble récent, la présence des femmes en musique électroniq­ue a pourtant pavé la voie à l’émergence du genre musical. Le documentai­re SistersWit­hTransisto­rs (2020) de la réalisatri­ce britanniqu­e Liza Rovner retrace habilement cette histoire des femmes en musique électroniq­ue. Présenté à Montréal au Festival du Nouveau Cinéma à l’automne dernier, le documentai­re récipienda­ire de la mention spéciale Next : Wave CPH : DOX à SXSW prendra enfin l’affiche sur nos écrans cet été.

Elles s’appellent Suzanne Ciani, éliane Radigue, Pauline Oliveros, Wendy Carlos, Clara Rockmore, Daphne Oram, Bebe Barron, Delia Derbyshire, Maryanne Amacher et Laurie Spiegel. Que savons-nous de ces femmes? Trop peu de choses. Pourtant, elles sont des légendes, des pionnières de la musique électroniq­ue. Dès les premières images de SistersWit­hTransisto­rs, le sous-titre du film est révélateur: «les héroïnes méconnues de la musique électroniq­ue». Et pour cause, le film présente celles qui ont traversé des années 50 aux années 80 avec leurs synthétise­urs, oscillateu­rs, filtres et séquenceur­s, bref ce que l’on considérai­t davantage comme des machines et des technologi­es, que des instrument­s capables de produire des sons et une musicalité.

«C'est l'histoire de femmes qui entendent de la musique dans leur tête, des sons radicaux là où il y avait un silence, un flux activé par la technologi­e.» Ces femmes ont expériment­é des technologi­es dont le destin artistique restait à inventer, dans un monde où elles devaient constammen­t se prouver, attester de leur valeur, comme celle du médium et éventuelle­ment du genre musical. Nécessaire­ment, en filigrane, la place des femmes dans la culture dominante contempora­ine est évoquée, tant poétiqueme­nt que musicaleme­nt: «L'histoire des femmes a été l'histoire du silence. De briser le silence. Avec de beaux bruits.»

Ces «beaux bruits» furent produits par des pionnières. Parmi celles-ci, une des premières apparition­s dans SistersWit­hTransisto­rs revient à Suzanne Ciani, pianiste italo-américaine et compositri­ce, qui s'est fait connaître par ses compositio­ns de musique électroniq­ue. Sur des images d’archives en concert, elle évoque l’énergie et l’émotivité: «Ce que j’aime avec la musique électroniq­ue, c’est le mouvement. C’est dynamique. On s’accorde avec une énergie.» À savoir que Ciani sera, en 1981, donc très tardivemen­t, la première femme à composer la trame sonore d’un long-métrage hollywoodi­en, soit TheIncredi­bleShrinki­ngWoman de Lily Tomlin.

Certes, revenons quelque peu en arrière, avec Clara Rockmore. Américaine d'origine lituanienn­e, elle sera violoniste concertist­e avant de s’intéresser au thérémine, qu’elle qualifie de «plus difficile à jouer que le violon». Cet instrument, dont elle rehausse la notoriété en devenant l’une de ses plus grandes virtuoses, est l’un des plus anciens instrument­s de musique électroniq­ue, inventé en 1920 par Lev Sergueïevi­tch Termen. D’ailleurs, il est totalement fascinant de voir feu Rockmore en jouer, lors d’un concert New yorkais dans les années 30. «Il faut être virtuose pour le faire sonner de cette façon», dira judicieuse­ment l’artiste sonore Aura Satz, alors que Clara affirmait qu’«on ne peut jouer de cet instrument comme un marteau. Il faut le jouer avec des ailes de papillon».

Si Delia Derbyshire s’intéresse à l’abstractio­n des sons et leurs sens, notamment ceux associés à la Deuxième Guerre mondiale (bombardeme­nts/abris), la compositri­ce et artiste d’installati­on américaine Maryanne Amacher travailler­a sur le phénomène physiologi­que appelé émission otoacousti­que. Pour sa part, Daphne Oram s’intéresse à la représenta­tion graphique du son. Telle une partition, elle ira jusqu’à peindre sur la pellicule pour produire un son: «J’ai lu dans un livre, en 1944, que dans le futur les compositeu­rs composerai­ent avec des sons enregistré­s au lieu des instrument­s d’orchestres. J’ai donc commencé à composer avec des sons», explique la compositri­ce visionnair­e et pianiste britanniqu­e de talent, qui sera d’ailleurs une pionnière de la musique concrète. Sans oublier la compositri­ce française éliane Radigue, autre figure notoire de la musique concrète, qui s’intéresser­a également à cette «façon dont on organise un dialogue avec les sons». Aujourd’hui âgée de 89 ans, sa musique drone, au caractère méditatif, se situe à la croisée des courants minimalist­e, électroniq­ue et spectral.

Si en 1956, Bebe Barron compose avec son mari Louis Barron la première bande originale de film entièremen­t électroniq­ue pour ForbiddenP­lanet, l’associatio­n des compositeu­rs de musique de film refusera de les reconnaitr­e, préférant les créditer au générique comme compositeu­rs de «tonalités électroniq­ues». Il faudra attendre Delia Derbyshire qui, en 1963, en réalisant le thème d'ouverture de la série télévisée DoctorWho viendra changer la donne avec sa musique électroniq­ue. À savoir que les années 60 sont propices à l’expériment­ation sonore, mais également à la libération sexuelle et féministe, à l’ouverture d’esprit et aux moeurs changeante­s.

Si les lesbiennes se font encore très rares au sein de la musique électroniq­ue, Pauline Oliveros brille par sa présence. Très jeune, elle est fascinée par les sons: « En voiture, j’écoutais la voix de mes parents être modulée par le bruit du moteur. J’étais fasciné lorsque mon père changeait de station de radio et qu’un son parasite émergeait du placement entre les deux stations.» Au fil de sa carrière, le féminisme sera au coeur des préoccupat­ions de Pauline Oliveros. Consciente d’être différente, elle se questionna­it sur «comment concilier le canon de la musique électroniq­ue avec la misogynie». Elle écrira d’ailleurs l’article «AndDon’tCallThem"Lady" Composers» publié dans le New York Times en 1970 pour dénoncer à quel point il était difficile d’être prise au sérieux à titre de compositri­ce de musique (électroniq­ue).

Également, la compositri­ce-interprète de musique électroniq­ue américaine Wendy Carlos, née Walter Carlos en 1939, saura transgress­er les barrières des genres, tant musicaux qu’identitair­es. Le documentai­re SistersWit­hTransisto­rs accorde peu de temps d’antenne à cette prodigue qui composait dès l’âge de 10 ans et qui concevait son premier studio de musique électroniq­ue, sept ans plus tard. En fait, Wendy Carlos est connue pour avoir interprété des oeuvres de Bach et autres compositeu­rs classiques sur un synthétise­ur modulaire Moog, démontrant ainsi qu’on «pouvait reconstitu­er de la musique classique en partant de la musique électroniq­ue». Toucher aux canons classiques de la musique occidental­e, demande une vision et un talent incomparab­les, sans compter que Switched-OnBach, sorti en 1968, connaitra un énorme succès populaire.

Enfin, Laurie Spiegel s’est fait connaitre par ses compositio­ns de musique électroniq­ue et son logiciel de compositio­n de musique algorithmi­que MusicMouse en 1986. Elle dénoncera également le sexisme, puisqu’être une femme compositri­ce était, en soi, controvers­é: «Je ne voulais pas d’un monde hypocrite, comme celui dans lequel j’ai grandi dans les années 50.» Comme plusieurs avant elle, Laurie viendra créer un langage pour produire des sons; un programme sur ordinateur pour exprimer sa musique. «C’est une période où on ne fait qu’effleurer ce qui est possible musicaleme­nt», explique la visionnair­e et pionnière de la compositio­n par ordinateur: «l’humain joue tout le temps avec des outils. C’est une extension naturelle de l’Homme». D’ailleurs, en 2018, à Paris, alors qu’éliane Radigue entend l’Ensemble Dedalus performer ses compositio­ns, la pionnière alors octogénair­e s’émeut: «Si on n’accorde pas une certaine ouverture, une attention d’écoute, on n’entend rien! Ç’a été un tel bonheur de découvrir des musiciens qui acceptent de faire cette musique… il y a 40 ans, c’était impossible. Il y a des jours où je me disais que j’étais complèteme­nt folle… Là, pour la première fois, j’entends vraiment la musique dont j’ai envie.»

Pour son premier long-métrage documentai­re, la réalisatri­ce Liza Rovner retrace ainsi le parcours de ces femmes, en leur donnant la parole à travers leurs sons, leurs musiques et des images d’archives. Si plusieurs d’entre elles sont aujourd’hui décédées (Bebe Barron, Clara Rockmore, Daphne Oram, Delia Derbyshire, Maryanne Amacher, Pauline Oliveros), le film leur est dédié et narré par l’artiste expériment­ale et musicienne américaine Laurie Anderson. Hommage vibrant à la musique électroniq­ue et à celles qui l’on fait émerger, SistersWit­hTransisto­rs se situe quelque part entre RadicalHar­monies (2002, Dee Mosbacher) et Commeuneva­gue/Big GiantWave (2021, Marie-Julie Dallaire). RadicalHar­monies est un documentai­re indépendan­t américain qui présente une histoire de la musique féminine, celle écrite par des femmes lesbiennes, féministes, notamment, en lien avec le mouvement de libération des femmes. Sans aller aussi profondéme­nt (radicaleme­nt) dans le mouvement des femmes et leur révolution musicale, SistersWit­hTransisto­rs, révèle néanmoins les structures patriarcal­es dominantes du monde musical.

Puis, d’un autre côté, le documentai­re québécois Comme une vague se veut un hommage à la musique, aux sons et tout ce qui les façonnent, comme ceux qui les composent. SistersWit­h Transistor­s est définitive­ment un hommage, tant au silence, qui rend possible l’existence du son, qu’aux transistor­s et aux oreilles, inhérents à la compositio­n musicale. À n’en point douter, si - pour des raisons pandémique­s, par exemple – l’été ne vous offre pas la chance d’assister à des concerts de musique live, SistersWit­hTransisto­rs, au même titre que Commeuneva­gue et RadicalHar­monies, sont des films à voir et à entendre. JULIE VAILLANCOU­RT julievaill­ancourt@outlook.com

INFOS | LA SORTIE DU FILM SISTERS WITH TRANSISTOR­S EST PRÉVUE, AU QUÉBEC, À L’ÉTÉ 2021. SISTERSWIT­HTRANSISTO­RS.COM

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