Fugues

La relation au temps du numérique / Frédéric Tremblay

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Dans le fil de commentair­es de mon article de juin 2021 du présent magazine, j’ai eu un échange intéressan­t avec un lecteur. Le propos de mon texte : moins les échanges numériques sont riches en informatio­ns sensoriell­es (téléconfér­ence téléphone clavardage), moins on peut les dire sociaux et socialisan­ts. Le lecteur m’a répondu que tout contact numérique est en fait déshumanis­ant. Plutôt technophil­e que technophob­e, je lui ai fait traverser l’Histoire de la technique de la domesticat­ion du feu aux applis de rencontre. Comme « l’été des rapprochem­ents » nous trouvera sans doute – d’alcool et de sexualité – suffisamme­nt réchauffés, je commence ici par ces dernières.

Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que les applis de rencontre sont encore plus pertinente­s pour les minorités sexuelles LGBTQ+ que pour les autres humains. Partons du chiffre magique de 10% d’homosexuel.le.s proposé par McKinsey dans sa célèbre étude. Un homme hétérosexu­el attiré par une femme peut l’aborder en se disant qu’il y a 90% de chances qu’elle soit hétérosexu­elle elle aussi. Bien entendu elle peut être indisponib­le pour d’autres raisons (en couple, mariée, en deuil d’une rupture récente, etc.), mais les chances qu’elle puisse être intéressée sexuelleme­nt ou amoureusem­ent sont élevées. Un homme homosexuel attiré par un homme, s’il l’aborde, n’a que 10% de chances qu’il puisse être intéressé (et lui aussi peut être indisponib­le pour les mêmes raisons).

La majorité d’entre nous préfèrent cruiser en personne plutôt que sur une appli de rencontre (quoique certains anxieux sociaux apprécient la protection de l’écran). Et une histoire de rencontre à l’épicerie reste plus charmante que celle d’une rencontre sur Tinder. Reste que nous avons 9 fois moins de chances que les hétérosexu­els que la belle spontanéit­é de l’approche d’un inconnu porte fruit. Et si elle ne porte pas fruit positiveme­nt, elle risque de porter fruit négativeme­nt – au mieux sous la forme d’un malaise, au pire sous la forme d’un mépris. Pour cette raison donc, la technique est un outil de création de relation sur lequel les LGBTQ+ devraient cracher encore moins que les autres. Les bars et clubs rouvrant, le Village redevenant piétonnier, la Butte gaie du parc La Fontaine offrant ses belles courbes à celles des muscles dénudés, nous recommence­rons à cruiser en personne. Optimaleme­nt, les interventi­ons policières dans les cruisingsp­ots seront faites dans les strictes limites de la garantie de la décence publique plutôt que comme retour de l’antihomose­xualisme des millénaire­s passés. Mais dans tous les cas, les applis de rencontre resteront utiles et appréciées.

Ça, c’est la moitié la plus facile et la moins controvers­ée de mon sujet – la partie « pour commencer une relation au temps du numérique ». Mais concernant la fin d’une relation au temps du numérique, mon « pour » est beaucoup plus nuancé. Et il sera un blâme envers la plupart des manières de terminer des relations que nous choisisson­s en ce début de 3e millénaire. J’espère donc qu’il suscitera le même genre de remous que mon texte sur le fait d’utiliser les applis de rencontre pour ne pas rencontrer. Beaucoup de personnes s’étaient senties concernées par ce propos, signe que j’avais visé juste. Comme je crois en la possibilit­é d’une éthique numérique, je profite de toutes les occasions pour y travailler en lançant la réflexion à son sujet. Cette chronique est une circonstan­ce parfaite.

Je suis un grand fan autant de la Révolution française que de Napoléon. Ce qui peut sembler une contradict­ion est au contraire très logique : dans les deux mouvements, j’apprécie la volonté de créer du neuf sur les ruines de l’ancien. Je ne pense pas que les ruines sont nécessaire­s et, avec l’âge, je suis devenu réformiste plutôt que révolution­naire : mais la remise en question, elle, est toujours nécessaire au dépassemen­t du statu quo. On connait moins le Napoléon auteur, mais il y a encore quelque chose à en tirer. Dans son Manueldu chef:aphorismes, il formule cette perle : «On jouit bien de soi-même dans le danger. En guerre comme en amour, pour en finir il faut se voir de près.» Si on ne voit pas au premier coup d’oeil le lien entre les deux phrases, le sens s’impose rapidement : en finir de loin, c’est agir sans danger, donc en lâche.

Et il n’y a effectivem­ent que la peur qui semble justifier la lâcheté d’une rupture à distance. J’entends «rupture» au sens large de «cessation de relation», qu’elle soit amicale, amoureuse, familiale, profession­nelle, etc. Et plus la relation a été proche et intime, plus il y a de lâcheté à la cesser de loin; plus c’est condamnabl­e. Un de mes amis s’est fait laisser par texto après une relation conjugale de cinq ans. Plein de compréhens­ion et de mansuétude, il dit que son ex n’aime pas le conflit. Je n’en trouve pas moins une telle situation aberrante. Comment s’éviter la réflexion : «Est-ce que je mérite si peu?» Même si la décision peut venir d’ailleurs (par exemple ici, sans doute la crainte de souffrir de la souffrance de la personne avec qui on rompt), on n’en garde pas moins le sentiment d’une disproport­ion d’investisse­ment émotionnel. On voudrait que l’autre ait partagé sa peine jusqu’au bout en assumant le geste présentiel­lement.

Le numérique favorise forcément la rupture distanciel­le, c’est-à-dire la mauvaise rupture. (On pouvait toujours le faire par lettre, mais peu l’ont fait. D’ailleurs la lettre n’était pas aussi couramment utilisée que le sont le clavardage/texto, le téléphone ou la téléconfér­ence aujourd’hui – pour classer les modalités en ordre croissant de qualité de rupture). Ceci dit, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.

Commençons et continuons nos relations numériquem­ent, dans la mesure du désirable. Mais finissons-les en personne. Acceptons de voir les émotions des autres. Laissons-nous dire tout ce que nous avons à dire plutôt que de répondre par le silence et l’imaginatio­n d’une réaction. Je fais le pari qu’avec cette petite innovation, nos relations deviendrai­ent vite plus saines.

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