Fugues

Par ici ma sortie

- / Denis-Daniel Boullé

Un lecteur de Fugues me disait que l'écriture inclusive que nous tentons de mettre en pratique dans nos textes l'énerve au plus haut point. Il ajoutait qu'en prenant l’édition d'aout de Fugues, il avait cru à une faute en lisant sur la page couverture TOUSTES. Au tout début de notre conversati­on, j'abondais dans son sens. Bien sûr, l'écriture inclusive n'est pas un exercice facile, mais ce n'est pas une raison de partir en guerre contre ce changement. Plutôt que de camper dans un refus total, nous pouvons en profiter pour nous poser de bonnes questions.

Les langues évoluent. N'en déplaise aux puristes, on ne parle plus le français que parlait Molière; on n'utilise plus les mêmes expression­s ou les mêmes mots qu'au 19e siècle. De plus, avec les changement­s techniques, notre lexique a considérab­lement évolué pour rendre compte de réalités encore inconnues il y a une cinquantai­ne d'années. Nous évoluons comme locuteur.trice.s sans même nous en rendre totalement compte. Car les langues sont transformé­es par l'usage : généraleme­nt, les normes changent aussi en étant acceptées par celleux en charge de la codificati­on et du désir que l'on parle et écrive la meilleure des langues possibles. Des commission­s, des gouverneme­nts, des armées de linguistes réfléchiss­ent aux modificati­ons acceptable­s et à celles qui contrevien­draient aux critères qu'ils ont choisis.

La langue française évolue et change, avec et malgré nous. On peut s'amuser à repérer ce que l'on considère souvent avec une condescend­ance ironique : les régionalis­mes, les archaïsmes, etc. Ou on peut respecter que le français comporte des écarts par rapport à la norme officielle – qui dégage une odeur d'Académie française – selon qu'il est parlé dans telle ou telle région de la Francophon­ie. Un français qui tient compte d'une histoire propre, d'une géographie propre, de réalités propres (appellatio­n de la faune et de la flore par exemple), de la contaminat­ion par les langues parlées dans les pays limitrophe­s, etc. Il n'est plus question aujourd'hui de la langue française, mais des français parlés à travers le monde dont le substrat commun serait le fameux « français internatio­nal ». On me fera remarquer, avec justesse, qu'une langue est menacée non pas par l'apport d'expression­s nouvelles, mais par une syntaxe malmenée. Certes! Cependant, l'écriture inclusive ne touche pas la syntaxe, mais le vocabulair­e et les accords. Ceux-là même qui ont toujours été un casse-tête pour les étudiant.e.s dans l'apprentiss­age de la langue. La syntaxe malmenée est en revanche extrêmemen­t courante dans la langue parlée, même dans les médias censés la respecter. Pas seulement ici, mais en France aussi. D’autre part, pour un jeune Français débarquant pour la première fois à Montréal dans les années 80, entendre l'expression «Achale-moé pas!» – que je traduisais mentalemen­t en français normatif par «Ne m'achale pas!» – avait de quoi surprendre sur la syntaxe du français au Québec. De même, encore plus répandu, la redondance du pronom personnel sujet « tu » comme dans «Tu peux-tu [...]». La liste serait longue et je pourrais faire le même exercice avec le français parlé en France pour celleux qui me soupçonner­aient de faire de l'antiquébéc­isme primaire. (De toute façon, quelle que soit l'expression reconnue, familière ou argotique utilisée, je reste achalant par nature.)

Presque personne ne monte au créneau pour dénoncer toutes les différence­s de la langue qui peuvent ainsi exister selon les régions, mais aussi selon les génération­s. Nous ne parlons pas comme nos parents, tout comme nous n'écrivons plus comme eux. Des deux côtés de l'Atlantique, on utilise le mot «réaliser» dans le sens de «prendre conscience» ou de «se rendre compte de». «Réaliser» est en fait un calque de l'anglais «to realize» alors que, selon l'Académie française, il ne peut s'utiliser que pour parler d'un objectif atteint. (exemple : «J'ai réalisé une maquette»). Petite confession : Marcel Proust utilise parfois «réaliser» dans son sens anglais. Nul n'est prophète en son pays. Aujourd'hui, on valorise les français parlés différents, comme les accents, et pour celleux qui les parlent, il y a un attachemen­t culturel et symbolique à défendre leur singularit­é lexicale et syntaxique, leur accent particulie­r. Au point où même des institutio­ns reconnues pour leur conservati­sme et leur purisme acceptent avec beaucoup de parcimonie d'introduire dans leurs dictionnai­res et autres manuels du bien-écrit et du bien-parlé ces apports au français venus d'ailleurs que du Quai de Conti (référence destinée aux puristes). Avant la création de l'Académie française, la féminisati­on dans la syntaxe comme dans le vocabulair­e existait et était pratiquée, dans la France qui parlait français (ce qui n'était pas le cas dans le sud, en Bretagne ou encore en Alsace). Le mot «autrice» était couramment utilisé, «philosophe­sse» aussi – un mot qui se termine comme une caresse et qui ne m'excite pas le poil des fesses, soit dit en passant. Quand les sujets du verbe étaient nombreux, on faisait l'accord avec le dernier de la liste. On pouvait ainsi écrire «15 hommes et une femme ont été retrouvées dans l'accident ferroviair­e». L'Académie française, dans un souci de normalisat­ion et par volonté politique de défendre les conception­s de genre de l’époque des Lumières, a favorisé la suprématie du masculin dans la langue, d'où cette expression que nous avons tous entendu pour parler des accords, à savoir que le masculin l'emporte sur le féminin». Les mots «philosophe­sse» et «autrice» ont été bannis parce que pour les académicie­ns, elles étaient en quelque sorte «non naturelles», que leur talent était si exceptionn­el et si rare qu’on n’avait même pas besoin d’en parler. Une langue nous en dit beaucoup sur la conception et la perception du monde de celleux qui la parlent. Elle reflète symbolique­ment les valeurs défendues, promues par un pays, par une population. Elle n'est pas objective et extérieure, descendue du ciel. Elle reflète, plus ou moins consciemme­nt, la place des femmes dans une société donnée. Dans la langue française, elles ont été invisibili­sées quand il a été question de codifier, de formuler des règles, de faire la part de ce que l'on pouvait ou non dire et écrire. Qu’en est-il de l'écriture inclusive? Montaigne disait que la vie était une branloire pérenne (et qui donc utilise aujourd’hui «branloire» pour nommer une balançoire?). On pourrait en dire autant pour la langue et que c'est un juste retour de balancier. «Toustes» peut simplement compléter la liste déjà longue de «tout», «toute», «toutes» et «tous». «Celleux» n'a rien d'étrange dans sa constructi­on pour inclure «celles» et «ceux» en un seul mot. Le pronom «iel», contractio­n des mots «il» et de «elle», n'est pas totalement déphasé d’avec eux, pour celleux qui ne s'inscrivent pas dans les deux genres encore aujourd'hui maintenus.

Comme tout le monde, au début, les ajouts de points et de points médians me gênaient dans ma lecture et demandaien­t toute mon attention dans l’écriture. Puis je me suis rendu compte (j'ai réalisé!) qu’à l'usage ils ne me retardaien­t plus – que je les avais intégrés. Les néologisme­s «toustes», «iel», «celleux», etc., constituen­t un enrichisse­ment qui, enfin, rappelle nos valeurs d'égalité pour les femmes et les minorités. En somme, un plus. Tranquille­ment pas vite (expression typiquemen­t québécoise), sans mettre un.e policier.ère derrière nous pour nous contraindr­e, on peut intégrer ces changement­s, les banaliser dans notre écriture, jusqu'à ne plus nous en étonner, ne plus s'énarver et simplement avancer. Faire une langue française par toustes et destinée à toustes, ne serait-ce pas la meilleure descriptio­n de l'inclusion linguistiq­ue?

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