Fugues

Notre histoire : Armand Monroe

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Ça commence par une mort et une naissance; par une disparitio­n suivie d’une apparition. Celui qui n’est plus s’appelait Armand Larrivée; celui qui advient et prend sa place se nomme Armand Monroe. Une métamorpho­se spectacula­ire a eu lieu! La chrysalide est devenue papillon… un papillon de nuit à vrai dire. Car c’est là qu’il s’épanouit, se déploie, excentriqu­e et coloré, sous les spotlights de scènes de cabarets enfumés. Sans jamais avoir peur de se bruler les ailes : «J’ai pris le microphone, confie-t-il, pis j’venais de me trouver. C’était ma baguette magique. »

L’histoire a débuté dans le quartier Saint-Henri le 27 aout 1935. Il nait le dernier d’une fratrie de treize enfants. Durant toute son adolescenc­e, chaque jour il observe au loin les tours et les lumières du centre-ville, fasciné et attiré par elles sans trop savoir pourquoi. À 18 ans, sa décision est prise, irrévocabl­e. Sa valise est prête : il part. Déjà, il pressent qu’il est différent, que la vie – SA vie – est ailleurs. Même s’il sait ce qu’est la honte d’être gai en ce temps-là, toujours il s’affichera tel qu’il est, clamant qu’il n’a jamais eu besoin de sortir du placard puisqu’il n’y a jamais été. Un jour, sa mère lui lancera brutalemen­t : «Va-t-en avec tes maudites tapettes » Il ne le sait pas encore, mais c’est auprès d’eux, précisémen­t, qu’il trouvera une nouvelle famille. Jusqu’à devenir une figure emblématiq­ue de la scène homosexuel­le; jusqu’à prétendre que le premier exemple pour les gais, ç’a été lui!

Auprès d’eux, il sera désormais «La Monroe»! Le personnage est né un soir qu’il prend un verre avec des amis au Café Monarch, après être allé voir le film Comment épouser un millionnai­re avec Marilyn Monroe. Comme il ne tarit pas d’éloges et ne cesse de parler de son admiration pour l’actrice, un ami lui répond : «La Monroe, ferme donc ta gueule» ! Le nom reste et il le fait enregistre­r comme nom d’affaires.

En 1957, afin d’attirer une clientèle gaie, on lui propose de devenir animateur au Tropical Room, situé sur la rue Peel. Le lieu devient le premier établissem­ent exclusivem­ent homosexuel au Québec. Dynamique, intarissab­le, il y projette des films, organise des bingos, des shows de drag queens et des concours d’amateurs et de Monsieur Muscle. «La Monroe, écrit Michel Tremblay, entra sur la scène comme chez elle, sans se faire annoncer, très femme d’affaires, une main sur la hanche et l’autre triturant sa lèvre inférieure. » Fort de son succès, il demande au patron, Solly Silver, que tous les serveurs du bar soient homosexuel­s. Quelques mois plus tard, fêtant ses 23 ans, il veut comme cadeau d’anniversai­re que les hommes puissent danser ensemble, ce qui était défendu jusqu’alors. Le patron finit par accepter, mais «no slow», précise-t-il!

Armand Monroe travailler­a dans plusieurs établissem­ents dont l’Hawaiian Lounge, le Quartier latin et le Café Beaver, au coin des rues Sainte-Catherine et Bleury, où se produisent Jacques Desrosiers, Rose Ouellet – dite La Poune –, Alys Robi et Lana St-Cyr. Au cabaret le PJ’s, il s’amuse dans ses spectacles à jouer le rôle de la «grande folle émancipée», et interprète quelques personnage­s féminins. Parmi eux se trouve Lena Horne, la populaire chanteuse noire américaine, dont il reprend From This Moment On comme chanson d’ouverture :

From this moment on Oh, you’ve got the love I need so much Got the skin I love so much Got the arms to hold me tight Got the sweet lips to kiss me goodnight

«Je suis un boute-en-train, dit-il. Je me lève presque en chantant, le matin. Ça ne date pas d’aujourd’hui, j’ai toujours été comme ça et j’ai toujours travaillé pour les gais, toute ma vie. » Tiré à quatre épingles, coiffé et maquillé par le Salon Capucine, habillé de vêtements

griffés de grands couturiers comme Normand Martel, il porte des tenues spéciales tels des kimonos et des djellabas multicolor­es. Il côtoie le créateur de mode Léo Chevalier alors que l’animatrice de télévision et mannequin élaine Bédard fait son entrée dans l’univers de la mode. Symbolisan­t la grâce et la féminité, elle est surnommée par la presse américaine la «FrenchCana­diansweeth­eart» . Fasciné par le glamour, il se maquille les yeux comme elle. Il offre des spectacles en français et en anglais, en «bitchant» tout le monde, ce qui ravit et fait rire le public. Aussitôt c’est un triomphe – un standing ovation. Il chante MimiLaRose popularisé­e par Lucienne Delyle :

Jesuisnéeà­Grenelle Monp’titnomc’estGisèle Maistoutle­mondem’appelle «Mimilarose» C’n’estpasorig­inal CommeGlady­souChantal Maisc’estbienplu­snormal Carj’vendsdesro­ses Commej’aipousséd’ailleurs Dansunedec­esp’titesfleur­s C’estdoncunp­eud’moncoeur Quej’vouspropos­e…

Cet homme de coeur, il sera en page couverture du septième numéro de la revue Attitude, pour laquelle le couturier Peter Skibinsky fera des croquis de lui vêtu de costumes sophistiqu­és. Avec Pascale Poirier, il animera l’émission de télévision Côteàcôte. On y interviewe des invités comme « Jean Laflamme du Réflexion, Bobette de la taverne Bellevue, John Banks du Mystique, Fernando de Chez Jean-Pierre, tous des gens qui en ont long à dire sur le milieu5». En plus d’une chronique sur les voyages, on monte des dossiers thématique­s sur divers sujets, comme sur les personnes trans. L’émission sera aussi diffusée à Radio Centre-Ville avec John Banks.

En 1974, toujours prêt à aider la relève, toujours à l’affut des nouvelles tendances, il accueille au PJ’s les New York Dolls, ouvrant «la porte de l’undergroun­d montréalai­s au glam rock, puis au punk du groupe Les 2226». Quelques années plus tard, il invite de nouveau le groupe «pour faire la promotion de leur simple ILoveSuzan/TheFirstSt­udio Bomb. Les 222 avaient déjà joué dans plusieurs salles plus ou moins organisées, mais, dans un bar, c'était la première fois. C'est [ Armand Monroe] le premier qui a "daré" nous engager et nous payer. C'était notre premier cachet. […] Quiconque se sentait en marge pouvait aller se mêler à cet univers qui célébrait la diversité d'une manière excentriqu­e, assumée à outrance et décadente par ses excès. »

Au fil des années, Armand Monroe animera, en 1980, la Fête nationale du Québec au Carré Dominion avec déjeuner sur l’herbe, création collective, spectacle de mime et bal masqué et, en 1983, le spectacle de travestis au Vieux St-Vincent à Laval. Il participer­a au documentai­re LipGloss de Lois Siegel, où il est question de travestis, de drag queens et de trans, et il présentera le film au Festival des films du monde en 1993. On le retrouvera également dans le spectacle historique Vice&Vertu réalisé par Les 7 Doigts de la main. Regroupant une trentaine d’artistes issus du cirque, de la musique, du théâtre, de l’humour, de la vidéo et du music-hall, on revient sur les années 1930 à 1960 et sur les heures glorieuses du Red Light et de la Main.

On y découvre des personnali­tés comme l’avocat et policier Pax Plante, Jean Drapeau, l’effeuilleu­se Lili St-Cyr, le dramaturge Gratien Gélinas et la tenancière de cabaret Texas Guinan. Avec ses confidence­s, Armand «incarne le déchiremen­t vécu par des génération­s d’homosexuel­s pourchassé­s8». Son rôle est interprété par Vincent Roy qui fait part de son enthousias­me : «Quand on m’a parlé de toi, Armand, et qu’on m’a donné un aperçu de ton n histoire, histoire je me suis dit que ça représenta­it é tellement la liberté que j’ai envie de défendre, en tant qu’artiste et qu’homosexuel out. Je voulais rendre hommage à cette personne-là. » Armand Monroe a également fait partie de l’exposition Scandale! Vice, crime et moralité à Montréal, 1940-1960, présentée au Centre d’histoire de Montréal du 15 novembre 2013 au 2 avril 2017 et qui revenait notamment sur le monde interlope et sur la Montréal de l’époque, qualifiée de «little Paris of America10». Aujourd’hui, le voeu le plus cher d’Armand Monroe est de ne pas être oublié par la communauté gaie afin que l’on se rappelle que la situation n’a pas toujours été aussi facile que de nos jours. «Je remercie, dit-il, tous les homosexuel­s de 1957 à 1969 qui, au risque de perdre leur liberté, sont venus m’encourager. Ce sont eux les pionniers. »

NOTES

1. MARYSE BÉDARD, «ARMAND LARRIVÉE MONROE RÉVOLUTION­NE LES SPECTACLES GAIS», CENTRE DES MÉMOIRES MONTRÉALAI­SES, MÉMOIRES DES MONTRÉALAI­S, 9 SEPTEMBRE 2019 : HTTPS://VILLE.MONTREAL.QC.CA/ MEMOIRESDE­SMONTREALA­IS/ARMAND-LARRIVEE-MONROE-REVOLUTION­NE-LES-SPECTACLES-GAIS.

2. «CHRONIQUE URBAINE D’HUGO LAVOIE : ARMAND LARRIVÉE, UN VISAGE OUBLIÉ DE MONTRÉAL», GRAVEL LE MATIN, RADIO-CANADA OHDIO : HTTPS://ICI.RADIO-CANADA.CA/OHDIO/PREMIERE/EMISSIONS/ GRAVEL-LE-MATIN/SEGMENTS/REPORTAGE/18985/LA-MONROE-ARMAND-LARRIVEE-SCENE-GAIE-MONTREALAI­SE.

3. MICHEL TREMBLAY, LA NUIT DES PRINCES CHARMANTS, MONTRÉAL, LEMÉAC ÉDITEUR, 1995, P. 164.

4. VANESSA GUIMOND, «ARMAND MONROE : UN HOMMAGE UNIQUE», LE JOURNAL DE MONTRÉAL, 22 JUILLET 2017. HTTPS://WWW.JOURNALDEM­ONTREAL.COM/2017/07/22/ARMAND-MONROE-UN-HOMMAGE-UNIQUE.

5. HTTPS://WWW.FACEBOOK.COM/PHOTO?FBID=1450867781­892851&SET=ECNF.1000090892­84513.

6. HTTPS://WWW.VICE.COM/FR/ARTICLE/3KVQZ9/LA-SCENE-TRAVESTIE-QUI-EST-A-LORIGINE-DUPUNK-A-MONTREAL.

7. IBID.

8. ISABELLE PARÉ, «VICE & VERTU – PLAISIR SUR LA MAIN», LE DEVOIR, 13 JUILLET 2017.

9. VANESSA GUIMOND, OP. CIT.

10. JEAN-FRANÇOIS LECLERC, «MONTRÉAL, LA SCANDALEUS­E?», MÉMOIRES DES MONTRÉALAI­S : HTTPS://VILLE.MONTREAL.QC.CA/MEMOIRESDE­SMONTREALA­IS/MONTREAL-LA-SCANDALEUS­EAUJOURD’HUI.

11. ENTRETIEN AVEC HUGO LAVOIE, DANS VISAGES OUBLIÉS DE MONTRÉAL : HTTPS://ICI.RADIO-CANADA.CA/OHDIO/PREMIERE/EMISSIONS/GRAVEL-LE-MATIN/SEGMENTS/REPORTAGE/ 18985/LA-MONROE-ARMAND-LARRIVEE-SCENE-GAIE-MONTREALAI­SE.

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