Fugues

CHOCO-BOYS : COWBOY ENVERS ET CONTRE TOUS !

- INFOS | CHOCO-BOYS / RALF KÖNIG. FRANCE : LUCKY COMICS, 2021. 64 P. BENOIT MIGNEAULT bmingo@videotron.ca

Lucky Luke est un personnage emblématiq­ue de la bande dessinée franco-belge, né de la plume du dessinateu­r Morris. Depuis 1947, soit déjà 75 ans, il a fait le bonheur de plusieurs génération­s de jeunes Européen.ne.s et Canadien.ne.s-français.e.s avides de récits se déroulant au Far West. L’humour s’y veut relativeme­nt naïf et, en conséquenc­e, un mariage avec l’irrévérenc­e du bédéiste Ralf König semblait plutôt relever du délire.

König est en effet surtout connu pour son humour décapant et pour la mise en évidence de la sexualité de ses personnage­s. Il n’y a qu’à penser à certains de ses titres les plus connus pour constater le gouffre vertigineu­x qui le sépare de l’univers de « l’Homme qui titre plus vite que son ombre » : La capote qui tue, Conrad et Paul : couilles de taureau, Porn story, Les onze mille vierges, Suck my duck, etc.

Il ne s’agit cependant pas de la première incursion d’un autre bédéiste dans la mythologie luckylukie­nne. Dès 2016, pour les 70 ans du personnage, un premier album hommage, L’Homme qui tua Lucky Luke, est réalisé par Matthieu Bonhomme et reçoit un excellent accueil. Le Choco-Boys de Ralf König constitue ainsi le cinquième opus de cette série Hommage où un autre regard est porté sur le cow-boy solitaire.Bien évidemment, le personnage a évolué au fil du temps puisque certains éléments des premières années ont très mal vieilli. La cigarette fut remplacée par un brin d’herbe, en 1983, et on a également gommé une série de stéréotype­s extrêmemen­t malaisants envers les Mexicains, les Asiatiques ou les Premières Nations.

Il n’en demeure pas moins cependant que l’univers présenté aux lecteurs demeure résolument hétérocent­rique. C’est donc dans l’intention bien avouée de corriger cette situation que le bédéiste allemand s’est attelé à la tâche. Il ne s’agit toutefois pas de réinventer la sexualité du héros éponyme, mais bien plutôt d’explorer de nouvelles représenta­tions chez d’autres personnage­s.Au début du récit, Lucky Luke fait la connaissan­ce de Bud et Terry : des cow-boys gais ostracisés par la population du village de Straight Gulch (que l’on pourrait traduire par « ravin droit », « goulet d’étrangleme­nt » ou « ravin hétéro »). Bref, l’atmosphère locale est bien plantée !

Nul travail n’est offert à ces derniers en raison de leurs inclinaiso­ns amoureuses et Lucky Luke se fait donc un malin plaisir d’aller à l’encontre de l’intoléranc­e locale en leur offrant de l’accompagne­r dans une mission : protéger des vaches helvétique­s dont le lait est indispensa­ble à la fabricatio­n du chocolat suisse en Amérique. Le récit présente également certains personnage­s queers chez les

Premières Nations, ainsi qu’une

Calamity Jane qui clame haut et fort son amour des femmes, mais la trame fondamenta­le demeure avant tout articulée autour de ces deux hommes qui doivent apprivoise­r leurs sentiments et faire face à l’intoléranc­e. Assez ingénieuse­ment, Lucky Luke y affirme même très clairement sa vision progressis­te de la masculinit­é, à l’encontre de la « gay panic » des autres hommes, en se baignant nu avec Bud.

Le tout n’est pas sans évoquer des parfums de Brokeback Mountains et Ralf König ne se prive d’ailleurs pas de truffer le récit de références au film, ainsi qu’à différents autres incontourn­ables de la culture populaire. Toujours irrévérenc­ieux dans son humour, bien qu’ici un peu plus sage dans le contexte d’un hommage, l’album se révèle un grand plaisir. Il se conclut par ailleurs avec la reproducti­on d’une photo du 19e siècle illustrant deux cow-boys afro-américains qui semblent partager bien plus qu’un amour du bétail. ■

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