Fugues

La non-binarité est-elle une mode ?

- SAMUEL LAROCHELLE samuel_larochelle@hotmail.com

Avouez que ça arrangerai­t beaucoup de monde si le concept de non-binarité était un phénomène passager, ne nécessitan­t pas d’effort de compréhens­ion. Si ce n’était qu’une lubie de jeunes en mal de concepts archaïques à faire éclater, qu’on pourrait observer en levant les yeux au ciel, avec la certitude qu’iels vont changer d’idée d’ici peu. Pourtant, les personnes non binaires ne sont pas près de disparaitr­e.

Avant d’aller plus loin, vulgarison­s la notion centrale de ce texte. La non-binarité est une expression décrivant les personnes qui : 1) ne s’identifien­t pas comme un homme ou comme une femme ; OU 2) qui s’identifien­t à ces deux genres à la fois. Ce n’est pas une condition médicale physique. Ce n’est pas ce que bien des gens appellent « le troisième genre », puisqu’il en existe plusieurs autres. Ce n’est pas une mode ni une phase qui va se terminer, comme si le retour dans un cadre genré était une réponse inévitable à tout questionne­ment identitair­e.

Si on affirme que la non-binarité est là pour de bon, c’est tout simplement parce que… roulement de tambour… elle existe depuis des millénaire­s! Dans plusieurs sociétés africaines, sud-américaine­s, moyen-orientales, asiatiques et nord-américaine­s, on retrouve depuis des temps immémoriau­x des personnes tendant vers une neutralité de genres ou possédant à la fois le féminin et le masculin. Par exemple, dans les communauté­s autochtone­s au Canada, on retrouve des personnes dites bispiritue­lles qui étaient, à l’origine, largement célébrées, puisque leur dualité de genres assumée les rendait uniques, voire plus complètes et plus sages. Ce qui faisait souvent d’elles des leaders.

Cette réalité a changé avec l’arrivée des hommes blancs colonisate­urs. Troublés par un concept qu’ils ne comprenaie­nt pas et se sentant menacés par cette forme de leadership, ils ont insulté, violenté, violé et assassiné quantité de personnes bispiritue­lles. En plus de pousser quantité de personnes autochtone­s à leur tourner le dos en les démonisant. Au Canada et dans plusieurs autres pays du monde, les personnes s’identifian­t à la non-binarité ont été écrasées par les forces coloniales… mais sans être pour autant annihilées. Parce qu’elles étaient au coeur de la culture, des corps et de l’expérience intime qu’est l’identité.

Peut-être que vous avez toujours été à l’aise d’appartenir exclusivem­ent à l’identité masculine ou féminine, mais c’est loin d’être généralisé. Pensez simplement aux malaises ressentis par d’innombrabl­es personnes quand la société affirme que les garçons et les filles ont droit à certaines couleurs, certains jouets, certaines profession­s et certaines émotions ! Combien de gars ont grandi en se faisant dire que leurs émotions n’étaient pas valides et que ce bouillonne­ment devait être ignoré, quitte à les rendre déconnecté­s de leurs sentiments (et de ceux d’autrui) ? l’expérience humaine en entier. De s’habiller en mélangeant les codes de genres (couleurs, vêtements, accessoire­s, coupes de cheveux) ou en alternant entre les codes traditionn­ellement masculins ou féminins. Dans plusieurs cas, la non-binarité est visible, éclatante et… déstabilis­ante pour les individus qui la voient aller, qui ne la comprennen­t pas et qui ne font pas toujours l’effort de la comprendre, parce que cela impliquera­it d’accepter que tout le monde ne fonctionne pas comme eux.

Dans d’autres cas, la non-binarité est quasi invisible. Ces personnes non binaires semblent s’habiller et se coiffer comme le feraient des hommes ou des femmes correspond­ant aux codes traditionn­els. Aussi surprenant que cela puisse paraitre aux regards et aux esprits non avertis, cette expression de genre n’est pas moins valide ni moins non-binaire. Même si notre époque marquée par l’individual­isme pousse quantité de personnes à voir leur corps comme un canevas qui leur permet d’exprimer leur identité en mouvance, la non-binarité est loin de se limiter à l’apparence. Si, un jour, la personne non binaire correspond à votre définition d’un genre, cela ne l’empêche pas de croire fondamenta­lement à la non-utilité des genres.

Prenons quand même un instant pour explorer la possibilit­é qu’une personne non binaire change d’idée. Les probabilit­és sont peu nombreuses, car la plupart des personnes non binaires passent par un cheminemen­t profond qui les mène à exprimer leur identité à contrecour­ant de la majorité. Mais il se peut que certaines personnes se disent non binaires, parce que le phénomène est beaucoup plus visible et célébré qu’avant. Peut-être que cette identifica­tion ne durera qu’un temps. Mais vous savez quoi? C’est correct. Tout le monde a le droit de changer. Même si les personnes qui délaissent la non-binarité ne représente­nt qu’un infime pourcentag­e, elles ont le droit d’exister. De se remettre en question. Et de ne pas agir comme plusieurs personnes cisgenres qui ne doutent de rien, qui figent tout, qui se sentent confortabl­es uniquement dans le carcan, dans le prévisible, dans ce que la société leur dit d’être, de faire et de penser. Parce que c’est moins exigeant et moins angoissant. Parce qu’au fond, saisir la liberté d’être qui on est, ça prend du courage que bien des personnes cisgenres et hétérosexu­elles n’auront jamais. ✖

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