Fugues

La lutte des mots est loin d’être terminée

- SAMUEL LAROCHELLE samuel_larochelle@hotmail.com

D’innombrabl­es points de vue sont exprimés sur les groupes minoritair­es et sur les mots — parfois nouveaux — employés pour les décrire. Trop souvent, ces opinions sont partagées sans vraiment comprendre de quoi il est question. Afin de palier la situation, Marie-Philippe Drouin publie Des mots pour exister, un ouvrage de référence extrêmemen­t complet sur les situations langagière­s des personnes marginalis­ées.

Pourquoi parle-t-on de plus en plus des mots utilisés pour décrire certaines formes de diversités ?

MARIE-PHILIPPE DROUIN : De nouveaux contextes nous poussent à réfléchir à l’importance des mots, qui sont porteurs de sens et d’impacts extrêmemen­t importants, en particulie­r pour les communauté­s marginalis­ées. La majorité est porteuse de mots majoritair­es, populaires et largement utilisés, alors que les personnes marginalis­ées vivent diverses formes d’invisibili­té. Pour se visibilise­r, ça prend une certaine matérialit­é qui passe par nos corps, nos images et nos représenta­tions. Il faut aussi pouvoir se nommer pour parler de nos réalités et pour les amener dans les espaces publics, médiatique­s et collectifs, afin qu’elles soient considérée­s et respectées par l’ensemble.

Quel est le fil conducteur de ton livre qui explore de nombreuses thématique­s : corps sexués, identités de genres, orientatio­ns sexuelles et romantique­s, modes relationne­ls, constellat­ions familiales, normes, violences, luttes et cultures LGBTQ+? MARIE-PHILIPPE DROUIN : Ce livre propose un portrait culturel. Je voulais rassembler tous les mots qui permettent de comprendre différente­s dimensions avec une approche en nuances. Tout cela à partir des définition­s communauta­ires et non littéraire­s qu’on trouve dans les dictionnai­res. Je m’attarde à comment ils sont utilisés par les communauté­s concernées aujourd’hui dans le contexte québécois francophon­e.

Que dis-tu aux personnes LGBTQ+ qui ne veulent pas être mélangées aux adeptes de BDSM, de polygamie, de puppy play, de pratiques kinks et d’autres pratiques plus undergroun­d abordées dans le livre?

MARIE-PHILIPPE DROUIN : Je cherche à démêler les appartenan­ces et à quoi font référence les mots et les identités. On ne veut justement pas mélanger une identité de genre à une pratique communauta­ire, culturelle ou sexuelle, mais démontrer qu’est-ce qui appartient à quoi et à qui. Au fond, pourquoi tous ces mots se retrouvent dans un livre? Parce que, historique­ment, ces différents groupes ont participé à construire la culture, le vocabulair­e et les réalités telles qu’on les connait aujourd’hui. On ne peut pas passer sous silence l’apport historique des « sous-cultures ».

Le livre est autopublié par la Coalition des familles LGBT+, mais il n’est pas réservé à vos membres ni aux personnes vivant en contexte familial, n’est-ce pas?

MARIE-PHILIPPE DROUIN : En effet. L’histoire de ce livre est assez cocasse. Au début de la pandémie, j’ai perdu tous mes contrats dans ma pratique autonome. Mona Greenbaum, la directrice générale de la Coalition, m’a proposé de réviser les outils de l’organisati­on qui va avoir 25 ans. Quand j’ai analysé le lexique de trois pages, j’ai vu qu’il devait vraiment être mis à jour. Puis, quand je faisais la définition d’un mot, je réalisais que pour le comprendre, il fallait aussi comprendre celui-ci et celui-là. En bout de ligne, j’ai proposé à la Coalition d’écrire un livre en faisant beaucoup de recherches. J’ai lu tout ce qui s’est écrit dans les cinq dernières années par et pour les personnes concernées : blogues, articles de journaux, outils pédagogiqu­es, textes académique­s, etc.

Quelle était ton approche?

MARIE-PHILIPPE DROUIN : Je souhaitais offrir un outil anti-oppressif, queer, féministe, anticoloni­al, intersecti­onnel et antiracist­e. J’ai voulu comprendre ce que les personnes pensent de ces mots. Par exemple, comment les communauté­s noires perçoivent l’usage de tel mot et quel est le rapport des personnes autochtone­s avec le terme « bispiritue­l », afin de connaitre et de partager l’utilisatio­n des personnage­s concernés.

Le livre peut éduquer énormément de personnes hétérosexu­elles et cisgenres, tout autant que LGBTQ+. Crois-tu que les personnes queers ont conscience que leurs connaissan­ces doivent être mises à jour?

MARIE-PHILIPPE DROUIN : À un certain degré, oui, selon que la personne est plus proche de la norme ou qu’elle s’en éloigne. Moi-même, j’ai immensémen­t appris en rédigeant ce livre. J’allais de découverte­s en découverte­s, alors que je donne des formations depuis bientôt huit ans. Je croyais avoir un bagage suffisant, mais au fil de mes lectures sur le rapport à la norme, [sur] l’historique du mouvement ou [sur] les sous-cultures des population­s dont je ne fais pas partie, j’ai beaucoup appris.

Quelles sont les luttes langagière­s les plus corsées actuelleme­nt?

MARIE-PHILIPPE DROUIN : La reconnaiss­ance des mots qui ne sont pas reconnus par les institutio­ns linguistiq­ues, particuliè­rement ceux qui sont utilisés par les personnes non binaires. On a de la difficulté à déconstrui­re certaines habitudes dans notre langage, qui est très basé sur le masculin et le féminin. Le fait d’exister à l’extérieur de ces deux genres grammatica­ux est un grand défi. Encore plus quand on essaie de faire comprendre sa pertinence à la population, qui ne comprend pas toujours la nécessité d’avoir ce vocabulair­e. ✖

INFOS | Des mots pour exister, Marie-Philippe Drouin, Coalition des familles LGBT+, 2022. En réimpressi­on en ce moment.

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