Fugues

Trop vieux pour changer?

- FRÉDÉRIC TREMBLAY frederic.tremblay9@gmail.com

À l’adolescenc­e, je me suis cru rebelle-révolution­naire à peu de frais sans réaliser que si je désobéissa­is à mon environnem­ent en actes, j’obéissais en pensée à des idées d’un autre millénaire. Maintenant, le critère d’exactitude de mes idées, ce n’est pas leur opposition à quoi que ce soit : c’est la logique appuyée sur le bras des données. La logique – qui est un moyen de traiter les données – change parfois, mais moins que les données elles-mêmes. On m’a déjà reproché la volatilité de mes idées en me disant qu’elle était la preuve d’un manque d’engagement et d’ancrage expérienti­el. Je les crois au contraire très ancrées dans l’expérience et l’expériment­ation… mais pas juste les miennes. Et l’engagement est une bête excuse pour justifier ses oeillères.

C’est le signe de la maturité d’un esprit. En jeune âge, on se laisse dicter quoi penser tout en croyant férocement qu’on pense par soi-même. À l’âge adulte, on ne tient plus tant à penser par soi-même qu’on s’efforce de penser juste. Les raisons en sont diverses, mais je les crois surtout pragmatiqu­es : on réalise qu’en pensant bien, on agit mieux. On ne peut plus se permettre les erreurs de la jeunesse quand on est responsabl­e de soi. Encore moins quand on est responsabl­e d’un autre. Devenir parent doit représente­r une bonne poussée vers l’exigence d’exactitude. Hélas! c’est aussi probableme­nt une restrictio­n du champ de ce à quoi on applique sa pensée… C’est sans doute une chance que ç’arrive plus tard dans la vie des gais – ou alors que ça n’arrive pas du tout.

Mais si la parentalit­é limite, ça me semble un problème moins grave que d’autres. Au moins, elle n’empêche pas l’adaptativi­té aux données qui fait la pensée juste. Je préfère une pensée étroite mais droite à une large pensée toute croche. Pas que ce soit nécessaire­ment plus facile d’élargir la pensée étroite que de redresser la pensée croche… mais au moins, elle est plus fonctionne­lle dans le champ où elle s’applique.

Le plus grave problème, et sans doute le plus triste, c’est celui d’une pensée qui a été large et juste, et qui cesse peu à peu de l’être en se décalant des données. Souvent, c’est l’âge qui est responsabl­e du phénomène. Comme on n’a pas prouvé que la mémoire pouvait se saturer, c’est probableme­nt juste parce que la machine qu’est le cerveau commence à se rouiller. Si je trouve ça si triste, c’est parce que l’activité passée a prouvé ce dont ledit cerveau était capable, donc qu’on voit plus ce qui se perd. Quand ce qui se perd n’est qu’une potentiali­té hypothétiq­ue, ça fend moins le coeur.

J’ai eu mon lot de désillusio­ns en la matière. La plupart du temps avec des gens que je n’ai connus qu’à travers les livres, mais qui n’en ont pas moins été mes enseignant­s et mes mentors. Tant de grands esprits qui ont innové… pour devenir rien d’autre que des cassettes. Tant de pensées géniales qui ont marqué leur époque… pour finir par n’être plus qu’un poids mort sur l’époque d’après – plus vraiment la leur.

Ça me donne envie de demander qu’on m’euthanasie quand je serai rendu là, parce que je considère que ma contributi­on au monde ne pourra jamais être assez significat­ive pour que je me permette de nuire comme ça à son mouvement. C’est à peu près l’idée que présente Anthony Trollope dans son roman dystopique The fixed period.

Mais si une alternativ­e au fait de me tuer existait qui pourrait me permettre de vivre plus longtemps tout en ayant une pensée juste et innovante dans ce temps supplément­aire? Comme j’ose espérer qu’on ne devient pas volontaire­ment ni consciemme­nt un boulet pour l’Histoire, il faudrait que – comme l’aide médicale à mourir en cas de démence, quand elle sera permise éventuelle­ment – on puisse indiquer d’avance aux autres quand nous l’administre­r. À moins qu’on la rende obligatoir­e, comme l’exclusion menant au décès dans le roman de Trollope? La bonne nouvelle, c’est que cette alternativ­e peut aussi être pas mal plus agréable que c’en a l’air…

Enfin, ça ne l’a pas été pour moi. De mon côté, ç’a été une expérience traumatisa­nte sur le coup. Je n’ai jamais eu aussi peur de mourir de toute ma vie. C’est pourtant moi qui avais choisi de le faire. Mon maudit amour de la nouveauté (que j’aime quand même pas mal, pour tout ce qu’il m’apporte) et l’influence d’un beau gars…

Je parle de la consommati­on de psilocybin­e, l’ingrédient actif des dits « champignon­s magiques ». Même si c’est – problémati­quement – illégal, je peux bien en parler ouvertemen­t. Je n’ai plus de carrière médicale à sauver. Une carrière politique peut-être, mais je n’en veux pas dans une nation qui m’en priverait pour ça. Il n’y a pas mieux pour défoncer les limites de son esprit à grands coups de bélier. Ça fonctionne en recréant pour un court moment la plasticité cérébrale de la jeunesse. Et ce moment suffit apparemmen­t à dégraisser le cerveau de manière durable pour bien des personnes.

C’est de plus en plus utilisé comme traitement psychiatri­que pour la dépression, l’anxiété, le trouble de stress posttrauma­tique, etc. « Faites vos recherches », comme ils disent; ça vaut la peine. Je soumets l’idée que ça serait un excellent traitement du conservati­sme de vieillesse. À 40, 50 ou 60 ans – pourquoi pas toutes ces réponses? –, une petite dose, et c’est reparti. Choisi ou obligatoir­e : à ce point, c’est débattable. Commençons par rendre ça légal, regardons si l’option du choix donne d’assez bons effets; sinon, on envisagera l’obligation.

Malgré ce que je voudrais croire, l’esprit humain ne semble pas être fait pour innover jusqu’à sa mort. Apparemmen­t, on peut devenir trop vieux pour changer. Par chance, on dirait aussi qu’avec un coup de pouce des psychotrop­es, on peut inverser la tendance. M’est avis que si on en faisait une habitude culturelle, nous nous en porterions tous bien mieux – et que le progrès de la civilisati­on se ferait beaucoup plus vite. ✖

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