Un opéra sur la liberté d’être et d’aimer
Hélène Dorion et (feu) Marie-Claire Blais. Deux amies. Deux des plus grandes plumes de la francophonie. Deux créatrices qui ont joint leurs talents pour explorer la vie de Marguerite Yourcenar, sa dévotion à l’écriture, ses déchirements entre la passion et la discipline, ses amours avec des femmes et des hommes. Deux rares plumes féminines à investir le monde de l’opéra en proposant Yourcenar – une île de passions à Québec (28 et 30 juillet) et Montréal (4 et 6 août). Fugues s’est entretenu avec Hélène Dorion.
Pourquoi cette grande dame de la littérature méritait d’être le sujet d’un opéra?
Marguerite Yourcenar était une femme artiste avant-gardiste. Elle a une forme de superbe qui peut parfois arrêter les gens qui croient qu’elle appartient à la bourgeoisie littéraire, alors que ce n’est pas du tout ça. Elle a milité contre la guerre, les injustices raciales et sociales. Elle a écrit sur l’écologie probablement avant que le mot existe. Et surtout, c’était une femme libre. Dans son écriture, elle est en dehors des modes. Dans sa vie amoureuse, elle est allée là où elle devait aller, autant avec Grace que Jerry, qui avait trente ans de moins.
Il s’agit d’une oeuvre de fiction et non d’une biographie, n’est-ce pas?
Tout est vrai, mais tout est inventé. Marie-Claire et moi sommes des écrivaines, et non des biographes. C’était clair dès le départ qu’on voulait écrire une fiction inspirée de la vie et de l’oeuvre de Yourcenar, en se basant sur des personnages réels. On les voulait vraisemblables avec leurs qualités et leurs défauts pour en faire un opéra sur l’être humain. Une personne qui n’a jamais lu Yourcenar pourrait tout comprendre et découvrir une femme aux prises avec de grandes contradictions intérieures.
On peut aussi dire que c’est un opéra de femmes.
Tout à fait. L’opéra n’est pas un monde de femmes. Oui, on les retrouve dans les personnages principaux, avec des femmes qui se font assassiner ou tromper, mais il n’y en a pas beaucoup. Encore moins des femmes dans leur puissance, leur beauté et leur singularité. Évidemment, un homme aurait pu écrire ce livret d’opéra, mais ce sont nos deux sensibilités féminines qui avons approché Yourcenar. À mes yeux, l’opéra est un art total qui marie le texte, la musique, le théâtre et la voix humaine. Je trouve ça extrêmement important d’investir ce champ-là comme femme. Il y a peu d’opéras écrits par des femmes.
Yourcenar a été en couple avec une femme durant des décennies avant de s’investir avec un homme qui avait surtout du désir pour les hommes. C’est rares que des enjeux LGBTQ+ se retrouvent au coeur d’un opéra.
En effet. Il existe des opéras sur des personnages d’hommes gais, mais pas sur la dimension lesbienne. Yourcenar a eu une relation fusionnelle avec Grace, qui était aussi sa traductrice. Elle l’a souvent présentée comme sa secrétaire, ce qu’elle a aussi fait avec Jerry par la suite, mais elle n’a jamais caché qu’elle vivait avec Grace. Yourcenar vivait ses amours comme une sorte d’évidence. Elle avait une vie amoureuse très libre autant avec des femmes qu’avec des hommes.
En quoi le fait que Marie-Claire et toi soyez des femmes non-hétérosexuelles a servi votre création d’une oeuvre qui n’est pas hétéronormative?
Toutes les deux, on n’a pas juste été avec des femmes. On a cette foi profonde que l’être humain doit être libre dans ses choix de vie et dans ses choix sexuels. Sans doute que ça a influencé notre compréhension, notre regard et notre compassion. C’est une oeuvre sans jugement.
Tu as écrit de la poésie, des romans et des essais, mais c’est ton premier opéra. Quelle a été votre démarche?
Marie-Claire et moi avons relu tout Yourcenar pour identifier les tensions opératiques : l’ici et l’ailleurs, une vie stable ou de passions, le passé et présent, le classicisme et le contemporain, sa vie avec Grace et celle avec Jerry. Tout est double. Pourtant, jamais Yourcenar ne cherchait à choisir. Elle n’éliminait pas les hommes parce qu’elle choisissait une femme. Elle laissait tout coexister. On vit à une époque où on apprend que tout peut coexister. Pourtant, on peut vivre avec des déchirements. Adolescente, je me suis questionnée si je devais choisir entre ma féminité et ce que je sentais en moi qui était plutôt de l’ordre de la sensibilité masculine, et si je devais choisir entre aller vers les hommes ou vers les femmes.
Marie-Claire Blais était ta grande amie et c’est l’une des plus grandes écrivaines de la francophonie, mais pourquoi avoir accepté qu’elle s’investisse dans un projet qui était le tien à l’origine?
D’abord, parce que j’adore les collaborations. Et puis, j’ai su combien ça allait être une aventure extraordinaire d’être assise à côté de Marie-Claire Blais. Je savais que j’allais passer toutes ces heures à côté d’un génie de l’écriture et d’une humaine extraordinaire. Je savais le privilège d’écrire, de discuter avec elle et de la voir travailler dans sa tête. J’ai appris énormément en étant dans son courant d’énergie. Il n’y a eu aucun heurt. Tout a été fait avec fluidité et un respect mutuel pour les forces et les capacités de chacune.
En parallèle de l’opéra sur scène, vous publiez un livre sur votre processus de création. Dans quelle optique?
Ce livre est le témoin de notre collaboration artistique et des coulisses de création de nos collaborateurs. En plus, il y a peu de livres sur l’opéra et sur le processus de création d’un opéra. On a fait cet entretien pour garder une trace de nos six années de travail. Et comme Marie-Claire est décédée le 30 novembre dernier, sa voix se trouve dans cet entretient. Cet été, c’est moi qui fais toutes les entrevues. Ça m’aurait manqué qu’elle ne puisse pas partager son point de vue sur cette création. Quand on créait le livre, je ne savais pas que ce serait sa dernière oeuvre achevée publiée. ✖