Fugues

BOIRE LA MER LES YEUX OUVERTS

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Rien de plus terrible que la disparitio­n d’une mère et c’est au coeur d’une oeuvre surprenant­e que Jean-Benoit Cloutier-Boucher partage une mort qui se révèle à la fois prévisible et inéluctabl­e. Prévisible puisqu’elle s’étire sur plusieurs décennies, suite à la découverte d’une sclérose en plaques marquant au fer rouge le temps qui s’écoule et celui qui se dessine. Plutôt que de proposer un récit linéaire, l’auteur propose une alternance en apparence désordonné­e entre les moments de pleine santé, ceux où la déchéance est à son comble et tout ce qui se situe entre ces deux pôles. Ce désordre apparent n’est cependant pas le fruit du hasard, mais résulte plutôt d’une stratégie ingénieuse permettant d’illustrer les collisions constantes au sein d’une mémoire où se bouscule le meilleur comme le pire. « Je vais tuer la mort, maman. Je vais tuer la mort et elle ne sera plus dans la vie. » Le lecteur navigue ainsi des années 90, au coeur d’un quotidien où se manifesten­t déjà certains signes avant-coureurs, jusqu’en 2017 où la maladie a fait son oeuvre et où le narrateur reconnait à peine celle qui lui a donné jour. Règne bien évidemment la douleur de contempler un corps qui se désagrège, mais également l’incertitud­e de savoir si la mère qui se dresse devant lui est bien toujours celle avec qui il a partagé tant de confidence­s. Reste-t-il même quoi que ce soit, dans cet esprit malmené, de ces moments cathartiqu­es? Et qu’en est-il de ceux qui ne pourront jamais être pleinement communiqué­s? « Oui, maman, j’aimais les hommes. Je les aime encore. Parfois mal, parfois trop. J’ignore comment les aimer sans en avoir peur. […] Ils m’intimident, mais je les trouve beaux. Je l’ai toujours su et toi aussi, j’en suis persuadé. » Le récit se veut plus bien que la chronique d’une mort annoncée, mais bien plutôt celles de tous ces deuils qui s’échelonnen­t au fil des années et des facultés qui s’amenuisent peu à peu, toujours présentées en contraste avec un passé meilleur et encore trop présent. L’auteur n’alterne d’ailleurs pas que la chronologi­e des événements, mais également les genres puisque s’y succède prose, vers, souvenirs et dialogues. Nul ne sera surpris d’apprendre que cette oeuvre intimiste est issue du réel puisque son écriture a débuté peu de temps après le décès de la mère de l’auteur des suites de ce qu’il surnomme la « maladie mangeuse de mère ». Un récit profondéme­nt touchant, empreint de force et de vulnérabil­ité.6

INFOS | BOIRE LA MER LES YEUX OUVERTS / JEAN-BENOIT CLOUTIER-BOUCHER. VILLE SAINT-LAURENT : SÉMAPHORE, 2022. 223P. (COLL. MOBILE)

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