Fugues

Les écrits intimes de Patricia Highsmith

- ANDRÉ ROY redaction@fugues.com

à l’occasion du centième anniversai­re de la naissance de Patricia Highsmith, voici exhumés ses journaux et ses carnets intimes, édités par son éditeur suisse, qui était l’exécuteur testamenta­ire du fonds littéraire de la romancière, comprenant romans et nouvelles non publiés. L’ensemble, qu’on peut lire dorénavant en français, se révèle un riche trésor (quoiqu’on n’ait pas tout retenu !), un trésor de guerre constitué de 18 journaux et de 38 carnets représenta­nt au total 8000 pages.

Les écrits intimes de Patricia Highsmith sont divisés en cinq périodes suivant l’endroit où elle écrivait, soit les États-Unis, l’Angleterre, la France et la Suisse. En plus de l’anglais américain, Pat (comme on la surnomme) écrit ses notes en français, en allemand, en espagnol et en italien, elles sont certes rudimentai­res, approximat­ives et aléatoires, mais elles s’immiscent partout et s’entrelacen­t souvent sans qu’aucune nécessité dans leur emploi n’émerge véritablem­ent. Les entrées en langues étrangères sont encadrées par des indication­s de la langue origine : F/FF pour le français, A/AA pour l’allemand, E/EE pour l’espagnol et I/II pour l’italien ; elles n’entravent pas la lecture, même si parfois elles demeurent obscures et qu’une note en bas de page doive parfois donner un éclairage. Je dois dire que le lecteur ou la lectrice s’aventure ici dans des faits, des opinions, des jugements et des partis pris — qui ont pourtant été triés pour ne retenir que les jugements les moins offensants —provenant de l’amertume grandissan­te de Pat et qu’on ne peut pas toujours expliquer, comme son antisémiti­sme qui ne l’a jamais quittée. Patricia Highsmith nait en 1921 à Fort Worth (Texas), elle déménage adolescent­e à New York, commence à écrire à l’âge de 15 ans et entre au réputé Barnard College. De 1941 à 1993, elle tient son journal dans lequel elle note ses moments de joie et de peine, les livres lus, les femmes qu’elles a rencontrée­s et aimées — certaines d’entre elles — et parle de l’état de l’Amérique, qui la poussera à voyager. Ainsi se rend-elle à Zurich, Barcelone, Florence, Londres, Munich, Salzbourg, Rome, Paris, menant une vie d’artiste comme on peut l’imaginer, mais pas toujours joyeuse, voire plutôt triste. Écrivaine errante qui avale des litres de Dry Martini, elle est perçue comme une femme malcommode : « Je sais que ma part d’ombre, c’est la cruauté. » Elle se maudit souvent, pense à sa quête de confort, s’éreinte à écrire le soir et même la nuit, se pose constammen­t des questions sur la valeur de ce qu’elle écrit, il y a toujours le problème de l’argent et elle écrit des nouvelles pour en avoir.

Elle fréquente les gens du monde artistique : Jerry Robbins, John Gielgud, Carson McCullers, Arthur Koestler (qui couchera inutilemen­t avec elle). Elle se retrouve durant deux mois à Yaddo, résidence d’artistes qui lui permet d’avancer rapidement dans son premier roman North by Northwest (L’inconnu du Nord-Express), dont Alfred Hitchcock achète les droits pour 7 000 dollars, une somme plus qu’importante pour elle et qu’elle utilisera pour voyager. Elle n’arrête pas de boire, pas plus qu’elle ne ralentit ses flirts — qui sont nombreux.

Cependant, l’époque est difficile pour les homosexuel.le.s ; on assiste sous McCarthy à un retour de la persécutio­n : il est aussi dangereux d’être gai que d’être communiste. Pat entreprend une psychanaly­se qui la conduira — ironie du sort ! — à écrire une histoire d’amour lesbien, son deuxième livre, Carol, qu’elle fait paraitre sous un pseudonyme en 1952, et ce, jusqu’en 1990 ; le roman aura beaucoup de succès et sera porté à l’écran par Todd Haynes en 2015.

Elle séjourne en Europe pendant deux ans et demi avec son amie Ellen Blumenthal Hillmais, mais ce n’est qu’à la fin des années 1960 que Patricia Highsmith y retourne. Elle s’installe en France, puis en Angleterre, où son premier roman connait un beau succès, puis revient à Paris pour repartir aussitôt en Italie. Elle se rend ensuite en Allemagne. Elle décrit moins les paysages traversés que ses états d’âme : les déceptions amoureuses se multiplien­t et lui créent une grande amertume, une amertume qu’elle trainera toute sa vie. Pourtant, Pat a bien une idée en tête : devenir une écrivaine, gagner sa vie en écrivant, ne pas perdre confiance en son talent et son potentiel. Elle écrit sans relâche, en particulie­r des nouvelles plus faciles à vendre (elle a une agente), mais aussi des romans qui lui permettron­t de bien vivre. Elle tient ses carnets et son journal (l’un complétant l’autre) dans lesquels elle prend des notes psychologi­ques (sur l’amour, l’attitude des gens, etc.) et sociologiq­ues (Pat se révèle de gauche). Ses amours y tiennent une grande place, mais les relations sont plutôt houleuses et même douloureus­es. Elle décide en 1964 de s’installer définitive­ment en Europe (Angleterre, France, Suisse). Les jours passent, répertorié­s dans ses carnets. Ses réflexions seraient à remémorer, elles pourraient nous aider à vivre tant elles sonnent juste, souvent traversées par l’humour. Patricia Highsmith a souvent un jugement sévère sur les gens, sur les habitus, etc., mais toujours juste. En 1986, les médecins londoniens de P. H. diagnostiq­uent une tumeur aux poumons, pour laquelle elle est opérée. Elle aura constammen­t des problèmes de santé, elle ne se ménage pas, les foires du livre et les interviews se succèdent (elle va à Toronto pour une lecture publique), elle entreprend de nombreux voyages de promotion et participe à des lectures. Sa note d’octobre 1993 est la dernière entrée. Elle s’éteint le 4 février 1995.

Ses carnets, ses journaux, ses 22 romans, ses nombreux recueils de nouvelles sont un legs impression­nant pour la littératur­e. Ses livres ont inspiré de multiples adaptation­s cinématogr­aphiques. On ne sera pas surpris que Patricia Highsmith ait anticipé les thèmes culturels et sexuels d’aujourd’hui. Elle a brouillé des frontières entre le bien et le mal, l’innocence et la culpabilit­é, la sympathie et la haine. Elle est devenue un mythe de la littératur­e à suspense. Son monde infernal est inoubliabl­e. ✖

INFOS | LES ÉCRITS INTIMES DE PATRICIA HIGHSMITH, 1941-1995. JOURNAUX ET CARNETS, ÉDITÉS PAR ANNA VON PLANTA, POSTFACE DE JOAN SCHENKAR, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR BERNARD TURLE / PATRICIA HIGHSMITH, CALMANN LÉVY, PARIS, 2021, 1038 PAGES.

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