(PARENTHÈSE)
Mon père disait : « Y a pas de quoi fêter ! » En se défarinant les mains sur son tablier, ma
mère répliquait : « La naissance du petit Jésus, la santé de tes enfants, je vais t’en faire des “y a pas de
quoi fêter” après ma semaine de cuisinage. » Les manteaux de la visite s’empilaient donc sur le lit, les bottes dans la baignoire, les lumières scintillaient sur la galerie. Dans le salon, mon
père et mes oncles copinaient avec le gros gin Bols ; dans la cuisine, mes tantes remettaient du rouge à lèvres et faisaient virevolter
leurs robes à brillants. Alignés dans l’escalier, mes
frères et mes soeurs attendaient de vieillir en écoutant les vieux regretter leur jeunesse, et moi je me
demandais ce qu’il adviendrait de nous tous (le cancer des os de mon père,
la crise d’angine de ma mère…). Immanquablement, un Alfred ou une Simone, en passant, m’attrapait par le
menton pour me tourmenter : « Quel âge ça te fait, déjà ? Des bonnes notes à l’école ? Une petite
blonde ? » Le sapin penchait, le monde s’épanchait, le tourne-disque déversait des histoires de rennes et de traîneaux ; la parenté vacillait un peu, riait trop fort pour être sincère ; la
bûche se mangeait sans faim. Cette année-là, c’était la dernière fois que j’étais un
enfant. Comme la dinde se dandine sans savoir qu’on la mangera à Noël, faisons semblant qu’on ne va pas mourir ; donnons sans attendre de recevoir ; aimons-nous sans compter. Joyeux
temps des Fêtes !