LE MYSTÈRE DICAIRE
Dion, Piaf, Adele… Véronic DiCaire est toutes ces voix à la fois ! Elle se lance à l’assaut de Las Vegas, où elle tentera d ’éblouir les Américains en incarnant leurs plus grandes idoles. Notre journaliste révèle les dessous d’une voix unique au monde.
Dion, Piaf, Adele... Véronic DiCaire est toutes ces voix à la fois ! Elle se lance à l’assaut de Las Vegas, où elle tentera d’éblouir les Américains en incarnant leurs plus grandes idoles. Notre journaliste révèle les dessous d’une voix unique au monde.
Édith Piaf est apparue dans la cuisine par un soir d’automne. Sans prévenir, dans une charmante maison de Morin-Heights, au coeur des Laurentides, la « Môme » à la voix de cuivre et aux yeux tragiques a surgi d’entre les morts, sous les traits d’une pétillante blonde à la silhouette de danseuse. « J’avais un blocage, raconte Véronic DiCaire. Chaque fois que j’arrivais pour l’imiter, je “chokais”. Peut-être la peur de m’attaquer à un monument historique. Un soir, j’étais seule, je faisais autre chose, et pouf! Édith Piaf est arrivée. C’était comme si elle m’habitait. Et j’ai pensé: ah, ne me quittez jamais, s’il vous plaît ! »
Quelque temps plus tard, en octobre 2010, quand elle a interprété « L’hymne à l’amour » dans la peau de Piaf sur un plateau de télé en France, l’imitatrice a confondu Alain Delon: sidéré, le monstre sacré du cinéma n’a pu retenir ses larmes. On aurait dit qu’il venait de voir une revenante.
VéronicDiCaire a un don pour faire sortir de sa gorge le spectre des chanteuses les plus célèbres. Juke-box de chair et d’os, elle passe sans vaciller du timbre mielleux deMarie Carmen aux trilles aériens de WhitneyHouston, des crescendos de Lara Fabian à la caverneuse Patricia Kaas, du filet nasillard de Madonna aux notes les plus aiguës de Céline Dion. Elle maîtrise déjà une centaine de voix. Une prouesse qui tient à la fois de l’acrobatie vocale et de l’alchimie, d’un envoûtement qui défie la raison.
Dans la demeure isolée au bout d’un chemin de terre qu’elle partage avec son conjoint et imprésario, Rémon Boulerice, il n’y a pas grand-chose qui rappelle sa nouvelle vie de vedette… Mis à part une photo d’elle, rayonnante devant l’Olympia de Paris (music-hall mythique où Piaf avait ses habitudes), dont la marquise annonce en grosses lettres rouges: « Véronic DiCaire— Complet ». En quelques saisons, la Franco-Ontarienne de 36 ans a été propulsée de chanteuse ordinaire aux albums oubliables, qui n’avait de démesurée que l’ambition, à reine de l’illusion encensée par la presse française et protégée de Céline Dion et René Angélil. « Il faut 10 ans pour avoir un succès du jour au lendemain », aime-t-elle répéter, reprenant un mantra bien connu des motivateurs.
Ces jours- ci, loin des feux de la rampe, l’artiste se concentre sur sa prochaine conquête: Las Vegas. Elle aura besoin d’un nouveau répertoire de fantômes pour ensorceler le public américain. Et elle ne dispose que de quelques semaines pour les capturer.
Patsy Cline n’a pas encore livré tous ses secrets en cette matinée de mars. La voix puissante de Véronic emplit la pièce vitrée où elle répète, à l’étage, enveloppée du spectacle des sapins chargés de neige. Elle pousse a cappella quelques mesures de « Crazy », le classique de 1961, sous le regard bienveillant deMonique Cardinal, sa professeure de chant depuis une douzaine d’années. Elle y est presque. « Si tu pouvais le faire juste un peu plus coulant », suggère la prof, dessinant des vagues dans les airs d’une main gracieuse. « Le timbre, c’est vraiment ça. Faut juste travailler le phrasé. Plus smooth, tu sais ? »
Àforce de se côtoyer, les deux complices ont mis au point leurs propres codes, leur méthode bien à elles. Véronic a d’abord passé des heures à écouter la chanson en boucle, seule devant son ordinateur, essayant d’en reproduire le timbre. Elle a déjà tenté de cerner ce qu’elle appelle l’essence de la voix : sa victime chante-t-elle plutôt du nez, de la poitrine, de la tête, du palais? À présent— à raison de deux leçons par semaine —, Monique intervient pour ajuster le tir, telle une mécanicienne qui décode ce qui cloche en prêtant l’oreille au moteur. « Un peu plus feutré dans les graves », dit-elle lorsque Véronic entame un couplet de
Carole King. « Moins large », conseille-t-elle pour Beyoncé. « Attention, tu t’en vas un peu trop en voix de tête. C’est plutôt plaqué vers le nez. Mais tu l’as, le twang, le swing dans le rythme des mots », l’encourage-t-elle au sujet de RebaMcEntire, chanteuse country qui s’annonce coriace. Et l’élève d’exploser d’un jubilatoire « Je capote! » qui dit tout le plaisir qu’elle éprouve à jongler de la sorte.
DiCaire ne possède pas les personnages colorés d’une Claudine Mercier, les gags parlés d’un André-Philippe Gagnon, la saveur politique d’un PierreVerville ni le délire corrosif d’un Marc Labrèche; elle fait dans l’hommage. « J’avais l’impression demeregarder! » dit Isabelle Boulay, racontant la première fois qu’elle s’est vue incarnée. « J’hallucinais. Elle est allée chercher des particularités de moimême qui m’agacent: la position de mon corps, ma façon de m’appuyer sur une hanche. Ça demande toute une faculté d’observation, une grande qualité d’écoute. »
Véronic DiCaire était faite pour ce métier, littéralement. « J’ai toujours fait des imitations. Petite, j’imitais mes professeurs dans la cour d’école. Je reproduisais les personnages de Pauline Martin à la télévision. » Mais ce n’est qu’une fois atterrie en France, en 2010, qu’elle a compris d’où lui venait cet instinct singulier.
Ennuyée par un rhume, elle a pris rendez-vous avec le Dr Jean Abitbol, otorhinolaryngologiste et phoniatre de renommée mondiale. Son cabinet parisien est décoré de dizaines de photos dédicacées par des patients célèbres — Céline Dion, Charles Aznavour, Liza Minnelli, Luciano Pavarotti, Garou. Ignorant tout de la carrière de sa nouvelle protégée, il l’a examinée en glissant une fibre optique dans son gosier, en passant par la narine. L’évidence lui a sauté aux yeux: « Vous savez que vous pourriez être imitatrice? »
Le spécialiste avait repéré chez elle une anomalie congénitale qui, selon lui, est à l’origine de ses exploits. « Ses cordes vocales sont asymétriques, m’a-t-il expliqué au téléphone. Il y en a une qui est plus longue que l’autre de quelques millimètres. Et de ce fait, elle peut les bouger comme elle veut. En ayant la possibilité d’allonger sa corde vocale droite plus que la gauche, par exemple, et donc de créer des harmoniques différents à volonté, elle peut mieux se rapprocher de l’artiste qu’elle imite. » Pas moins de 95 % des imitateurs qu’il a eu l’occasion d’observer— dont Laurent Gerra, le parodiste français de l’heure — ont cette prédisposition.
Les cordes vocales varient en longueur, en épaisseur et en raideur d’une personne à l’autre. Ce sont elles qui créent la signature acoustique d’un interprète. Mais elles n’agissent pas seules. Le conduit vocal— cette cavité qui propage les ondes sonores jusqu’aux lèvres — sculpte, filtre et amplifie les sons avant qu’ils parviennent à nos oreilles, ce qui imprime à la voix son timbre reconnaissable entre tous. « L’imitateur est un athlète vocal, pouvant non seulement bouger comme il veut ses cordes vocales, qui sont l’équivalent d’une corde de violon, mais aussi changer la caisse de résonance, qui est le violon lui-même, poursuit le Dr Abitbol. Car la voix change non seulement en raison des cordes, mais également en raison de la forme de l’instrument. Avec la même corde et la même note, le son ne résonne pas de la même façon dans un violon alto que dans un soprano. C’est la même chose en imitation. Le la de Barbra Streisand ne sera pas le même que ceux deMylène Farmer ou de France Gall. »
« Elle est allée chercher des particularités de moi qui m’agacent. J’avais l’impression de me regarder », dit Isabelle Boulay, relatant la première fois où elle s’est vue incarnée.
Si Véronic DiCaire singe les stars à grand renfort de mimiques, de grimaces, de dégaines extravagantes, ce n’est pas pour le seul plaisir de la caricature — quoique cette grande ricaneuse à la vivacité contagieuse ait bel et bien un penchant naturel pour les clowneries. C’est d’abord parce que ces traits de physionomie sont indissociables des contours de la voix humaine.
Pour Barbra Streisand, par exemple, tout est dans le port du micro. L’esprit de l’interprète de « Memories » ne s’est pas laissé apprivoiser facilement: Véronic avait déjà mis une douzaine d’heures à tenter de percer son mystère
quand le déclic s’est produit, lors d’un récent spectacle de la diva àMontréal. « Ce que j’ai vu, c’est la douceur. Il n’y a rien de forcé chez Barbra Streisand. On dirait que son micro est léger, léger, elle a une nonchalance », dit-elle en prenant sa cuillère à café du bout des doigts, comme Barbra effleurerait son micro.
Tina Turner aussi l’a longtemps « fait suer »… jusqu’au jour où elle a sorti de sa penderie ses talons les plus hauts. Ainsi perchée, ça y était enfin: la sensualité électrique, le rauquement de tigresse. Pour chanter en GinetteReno, elle s’imagine avoir « une aura immense » et « des jambes qui vont jusqu’au centre de la Terre » ; quand elle pastiche Édith Piaf, elle baisse le micro et courbe l’échine ; pour Céline Dion, elle allonge le cou comme une ballerine.
Puis, tout à coup, le miracle se produit et l’étrangère prend vie en elle, commesi, en empruntant sa voix, DiCaire avait capté des morceaux de son âme. « Je rentre dans l’énergie de la chanteuse. Je sens qu’elle est “là”. » Elle n’est pas la seule qui décrive son art en des termes frisant l’ésotérisme. Son collègueMarc Dupré, qui participe à la conception de ses spectacles, m’a confié qu’il se sent « dans la peau de la personne, carrément ». « Quand je fais Bryan Adams, je veux sentir que j’ai une grosse veine sur le côté de la gorge, comme lui. » Jean-GuyMoreau a déjà dit, selon la biographie signée par sa fille Sophie, qu’il avait été « René Lévesque pour de vrai, ce n’était plus une imitation », tandis que François Parenteau, du groupe satirique Les Zapartistes, a parlé d’un état de « transe » : « Les imitateurs, on a quelque chose du sorcier. »
Or, les petites filles nées en « Franco-Ontarie » dans les années 1970 n’aspiraient pas à ce drôle de métier. Véronic s’était toujours imaginé chanter aux quatre coins de la planète, comme les Céline Dion etMadonna qu’elle voyait à la télé : elle allait devenir chanteuse, coûte que coûte. Il lui faudrait bien du temps, plusieurs détours et quelques larmes pour aboutir à sa véritable vocation.
Le bungalow familial, dans le village d’Embrun, près d’Ottawa, a toujours été bercé de musique populaire. Sa mère, LindaMurphy, secrétaire dans une école, ne passe pas une minute éveillée sans en écouter (Véronic, l’aînée de deux enfants, est baptisée ainsi en l’honneur de