DES ABEILLES CHEZ LES BLEUETS
Chaque printemps, 30 000 ruches sont acheminées par camion au Lac-Saint-Jean. Sans elles, les producteurs québécois de bleuets tomberaient comme des mouches...
Chaque printemps, 30 000 ruches sont acheminées par camion au Lac-Saint-Jean. Sans elles, les producteurs québécois tomberaient comme des mouches...
CINQ travailleurs mexicains s’activent dans le champ. Ils sont vêtus d’une sorte de scaphandre blanc, coiffés d’un casque imposant doté d’un filet protecteur, et leurs mains sont gantées. Le genre d’attirail que l’on s’attendrait à voir dans une centrale nucléaire. Ils sont enveloppés d’un nuage bourdonnant de petites travailleuses infatigables, étrangères elles aussi. « Nous ne serions pas en affaires sans les abeilles », dit mon guide, Jean-Eudes Senneville.
Au volant de son VUS, « le roi du bleuet » observe le chargement de 700 ruches à bord d’un semi-remorque garé sur le chemin de terre menant à l’une de ses bleuetières. Nous sommes à une quinzaine de kilomètres au nord de Saint-Félicien, au LacSaint-Jean. Natif du village, l’homme de 71 ans est tombé dans les bleuets quand il était petit. À 17 ans, il vendait ses premières boîtes. Le fait qu’il parle l’anglais — appris sur les bancs d’école dans les Maritimes, où ses parents ont déménagé — lui ouvre les portes du marché américain. Aujourd’hui, son entreprise, Les Bleuets sauvages du Québec, compte quatre usines de transformation, trois au LacSaint-Jean et une à Newport, en Gaspésie. Et Jean-Eudes Senneville exporte la « petite perle bleue du Lac » dans 25 pays, dont le Japon et la Chine.
Les abeilles sont essentielles à son commerce. La fleur de bleuet porte à la fois les organes mâles et femelles, mais comme elle est autostérile, le pistil doit être fécondé avec du pollen venant d’une autre fleur de bleuet pour produire un fruit. Et c’est ce que fait l’abeille : lorsque ce petit insecte tout velu butine le nectar d’une fleur, une partie du pollen colle à ses poils. Lorsqu’il en visite une autre, le pollen se dépose sur le pistil.
Les abeilles domestiques sont à l’origine de 80 % de la pollinisation des bleuetières de la région, estime Jean-Eudes Senneville. Sans leur boulot, nous ne croquerions ni pommes, ni fraises, ni framboises, ni amandes, ni oignons, ni aubergines. Plus d’une cinquantaine de fruits et légumes, en fait. Des associations d’apiculteurs se plaisent à répéter qu’Albert Einstein aurait énoncé que si l’abeille disparaissait, l’humanité n’aurait que quatre années à vivre.
Les bleuetières du Lac-SaintJean occupent une superficie presque équivalente à celle de l’île de Montréal. Des abeilles « autochtones » et d’autres insectes viennent sans invitation profiter de ce gigantesque buffet à ciel ouvert, mais leur nombre
est nettement insuffisant pour le polliniser en entier. Les producteurs de la région font donc venir chaque printemps une caravane de 30 000 ruches. Vers la fin de mai, plus de la moitié des ruches du Québec convergent par camion au pays du bleuet. Et environ 5 000 autres en provenance de l’Ontario.
« Une ruche en santé abrite entre 30 000 et 60 000 abeilles », explique Francis Labonté, 39 ans, patron de Miel Labonté, à Victoriaville.
Songrand-père a été le premier apiculteur à venir polliniser les bleuetières de Jean-Eudes Senneville, à lafindes années 1980. Pendant les trois semaines que dure la floraison, de la fin mai à la mijuin, entre un et deux milliards d’abeilles butineront un gargantuesque tapis de fleurs blanches.
Nous sommes déjà le 12 juin (2012) et, en compagnie du « roi du bleuet », Francis Labonté planifie le rapatriement de ses 4 000 ruches. Les apiculteurs nomades comme lui font un circuit de plusieurs centaines de kilomètres, qui commence dans les vergers de la Montérégie, se poursuit dans les bleuetières du Lac-Saint-Jean et jusque dans les cannebergières du Centredu-Québec.
Le travail de leurs petites protégées génère 115 dollars par ruche par saison en revenus de location. Lecircuit a rapportéaux apiculteurs 3,4 millions de dollars en 2010, selon l’Institut de la statistique du Québec. « Pour nous, ce revenu est une assurance, car on ne sait jamais quels seront notreproduction ni le prix du miel », dit Francis Labonté.
Depuis six ans, la récolte de bleuets a oscillé entre un record historique de 31,7 millions de kilos, en 2009, et une déconfiture de 6,6 millions, à cause d’une gelée, en 2010. Les quelque 400 producteurs et la dizaine de milliers de cueilleurs ont engrangé une maigre paye de 19 millions de dollars jusqu’à une manne record de 90 millions au cours de lamêmepériode. « Lors de bonnes récoltes, les enfants vont à l’école avec du linge neuf sur le dos. Lesmauvaises années, ils portent leurs vêtements usés », dit Michel Baril, qui vend sa production à Bleuets Mistassini, l’autre gros nom au Québec et concurrent des Bleuets sauvages du Québec.
L’arrivée et le départ de ces milliers de ruches exigent une logistique quasi militaire. Leur transport est une véritable course contre la montre. Elles doivent être chargées en fin de journée, quand toutes les abeilles sont revenues du champ, puis déchargées dans une autre région avant le lever du jour. Sinon, les essaims risquent de se réveiller à bord d’un camion qui roule sur une autoroute!
Le profane que je suis se demande si toute cette agitation ne contribue pas au déclin de la population des abeilles observé ces dernières années dans le monde. Depuis 10 ans, les apiculteurs québécois perdent entre 20 % et 50 % de leurs essaims, alors que la normale se situe à entre 10% et 15%.