QUÉBEC ET TERRE-NEUVE : QUAND LE COURANT NE PASSE PAS
Nalcor Energy, société publique d’énergie de Terre-Neuve-et-Labrador, construira une centrale hydraulique de 824 mégawatts sur le fleuve Churchill. Ce sera un chantier insensé, mais ne dites jamais cela aux Terre-Neuviens : ils y voient une façon de se libérer du joug qu’exerce HydroQuébec, disent-ils, sur l’exploitation de leurs ressources hydrauliques. Ce discours nationaliste ne dépayserait aucun Québécois. Il s’agit de prendre en main son avenir et ses ressources et de se doter des moyens d’exporter son électricité. « The Power Is in Our Hands » est d’ailleurs le nom du site Web du projet hydroélectrique. Ce qui déconcerte les Québécois, c’est que ce discours revendicateur se fait à leurs dépens.
Pourtant, les deux provinces auraient grand intérêt à s’entendre...
La réalisation du mégaprojet hydroélectrique de Muskrat Falls, au Labrador, coûtera au moins 7,5 milliards de dollars, presque autant que l’ensemble du chantier de la Romaine, sur la Côte-Nord, pour deux fois moins de puissance. La facture est telle qu’il a fallu demander au gouvernement fédéral de garantir un prêt de 6,3 milliards — ce qui va permettre à Terre-Neuve d’économiser une fortune en frais d’emprunt sans qu’il en coûte, en principe, un cent à Ottawa.
L’électricité produite au Labrador devra franchir le détroit de Belle Isle pour rejoindre Terre-Neuve, puis traverser l’île de part en part avant d’être acheminée, par une ligne sous-marine de 180 km, au cap Breton, en Nouvelle-Écosse, d’où elle pourra être vendue aux Américains.
Dès 1964, le premier ministre Joey Smallwood a rêvé d’une route « anglo-saxonne » ou de l’Atlantique qui permettrait à Terre-Neuve de vendre son électricité aux Américains sans passer par le Québec.
Aujourd’hui, l’aménagement du bas Churchill et de nouvelles lignes de transmission est pour Terre-Neuve-et-Labrador à la fois une rédemption et une vengeance.
Les Terre-Neuviens ont eu le sentiment de s’être fait flouer avec le barrage du haut Churchill, dans les années 1960. Contourner maintenant ce voisin importun et abusif qu’est, selon eux, le Québec vengerait l’outrage.
Rien n’est simple dans les relations entre les deux provinces. Côté québécois, on ne reconnaît pas le tracé des frontières établi par le Conseil privé de Londres en 1927, qui accordait à TerreNeuve — alors une colonie britannique — la possession du Labrador.
Côté terre-neuvien, on pleure encore sur le contrat signé le 12 mai 1969 avec Québec, qui accorde jusqu’en 2041 à Hydro-Québec presque toute la production du barrage du haut Churchill — quasiment aussi gros que celui de la Baie-James. Terre-Neuve n’avait guère le choix : elle n’aurait pu financer et construire ce gigantesque barrage sans la caution d’Hydro-Québec et le contrat de vente d’électricité à celle-ci.
Cette entente, qui rapporte 63 millions de dollars par année à Nalcor, paraît injuste aux Terre-Neuviens. Ils estiment que la société d’État québécoise empoche des profits prodigieux (évalués par certains à 1,7 milliard par année) en vendant au prix fort de l’électricité qu’elle leur achète à un quart de cent le kilowattheure ! (En comparaison, le coût de production au complexe hydroélectrique de la Romaine devrait être de 7,6 cents, soit 30 fois plus.)
La Cour suprême a pourtant donné raison deux fois au Québec dans ce dossier. Les deux provinces sont donc encore liées par les clauses du contrat signé en 1969.
Des rapprochements ont été tentés en 1998 (entreLucien Bouchardet BrianTobin) et en 2001 (entre Bernard Landry et Roger Grimes) afin de négocier un accord pour le nouveau projet sur le Churchill. L’arrivée au pouvoir de Danny Williams, en 2003, a scellé l’issue des discussions, Terre-Neuve désirant dorénavant faire cavalier seul.
Comble de l’insulte, Hydro-Québec a refusé, en 2007, de transporter l’électricité du nouveau projet terre-neuvien vers les marchés ontarien et américain, prétextant queTerre-Neuve ne voulait pas payer pour d’éventuelles lignes de transport supplémentaires. Celle-ci a contesté la décision devant la Régie de l’énergie, qui a donné raison à la société d’État québécoise.
Devant ce refus, DannyWilliams multiplie les attaques contre le Québec, qu’il accuse de vouloir protéger sa domination du marché. En 2010, il promet même une « guerre de tous les instants » contre legouvernementCharest etHydro-Québec, guerre dans laquelle il jure « de ne pas faire de prisonniers ».
Terre-Neuve s’est trouvé une nouvelle partenaire, la société privéeEmera, deNouvelle-Écosse, qui financera le lien maritime de 1,5 milliard entre Terre-Neuve et le cap Breton, et qui s’est engagée à acheter une partie de la production pour ses clients néo-écossais.
Leconflit entreTerre-Neuve et leQuébeca aussi des répercussions économiques au Québec.
Le contrat signé en 1969 qui garantissait au Québec la quasi-totalité de l’électricité produite parlacentraledeChurchillFallsviendraàéchéance au début de 2041. Dujour au lendemain, le Québec pourrait perdre presque l’équivalent de la productiondubarrageRobert-Bourrassa, à laBaie-James! Car l’état des relations entre les deux provinces n’augure rien de bon.
Voilà pourquoi les contrats québécois d’approvisionnement avec les alumineries arrivent à échéance en 2041! Et pourquoi Hydro-Québec construit d’autres barrages, comme ceux de la Romaine et de l’Eastmain-1-A–Sarcelle–Rupert: ils sont destinés à remplacer un peu plus de la moitié de ce qui sera peut-être perdu à Churchill Falls.
Difficile de prédire les besoins futurs en électricité. Les opposants au chantier de la Romaine estiment que le Québec n’a pas besoin de l’énergie que ce complexe générera et dont le coût de production sera plus élevé que le prix obtenu sur les marchés d’exportation. Il manque un mot à cette dernière phrase: que le prix obtenu actuellement sur les marchés.
Bien malin en effet celui qui peut prévoir quel sera le prix de l’électricité en 2020, quand les quatre barrages du complexe seront achevés. La popularité des véhicules électriques accroîtrat-elle lademanded’électricité? Uneréglementation plus sévère sur les gaz à effet de serre aux ÉtatsUnis favorisera-t-elle le remplacement des centrales au charbon par des centrales au gaz naturel, ce qui aurait une répercussion à la hausse sur le prix de l’électricité ?
Le projet de Churchill Falls était, lui aussi, un formidable pari sur l’avenir.
Le Québec avait-il besoin de toute l’électricité que cette centrale produirait? Pas dans les années 1960, où on avait entrepris la construction des barragesducomplexeManic-Outardes. Pensait-on vendre à grand profit aux Américains l’énergie achetée aux Terre-Neuviens? Peu probable, car Terre-Neuve elle-même n’avait pas réussi à vendre son électricité potentielle aux Américains, plus intéressés alors par le nucléaire. Croyait-on que le prix de l’électricité augmenterait autant? Au contraire, on présumait qu’il baisserait en raison d’une hausse de la production.
En relevant ces paris à l’époque, le Québec est devenu une puissance hydroélectrique disposant d’une énergie renouvelable à bon marché, capable d’accompagner son industrialisation rapide, la croissance de sa population et les besoins futurs de ses voisins.
Au lieu de guerroyer sur la place publique et devant les tribunaux, il serait tellement plus sage et avantageux pour les deux provinces de repartir à zéro dans leurs discussions afin de trouver un accord global et satisfaisant pour toutes les parties sur les enjeux énergétiques communs.
Dans 30 ans, le Québec pourrait ne plus avoir accès à l’électricité de Churchill Falls et se retrouver avec un concurrent majeur sur les marchés des provinces atlantiques et de l’Est américain. Un concurrent qui lui promet aussi une bataille de tous les instants pour l’exploitation pétrolière dans les eaux du golfe du Saint-Laurent.
Aulieu d’êtrepartenaires, QuébecetTerre-Neuve investissent des milliards dans leurs propres projets. Voilà un bel exemple où la politique l’emporte sur la géographie.