L’actualité

LE BÂILLON ÉTRANGLEUR

- par Chantal Hébert

Si le premier ministre Stephen Harper s’est organisé pour que la plus récente motion liée à l’avortement à émaner de l’aile religieuse de son caucus soit jugée non recevable, c’est parce qu’il était loin d’être certain qu’elle allait être défaite ou qu’elle allait l’être sans causer d’embarras à tous les partis aux Communes. Il y a pourtant dans le Parlement actuel une forte majorité de députés qui s’opposent à la réouvertur­e du dossier de l’avortement. Cette majorité inclut le premier ministre et la plupart de ses ministres.

L’automne dernier, la Chambre a exprimé sans équivoque sa volonté sur la question lors d’un vote sur une motion prônant l’examen par une commission parlementa­ire des droits du foetus. La propositio­n du député conservate­ur Stephen Woodworth a été rejetée par 203 votes contre 91. Mais la motion 408, qui a rallumé la mèche au Parlement ce printemps, était d’une autre nature. Elle demandait à la Chambre de « condamner la discrimina­tion contre les femmes qui survient lors d’interrupti­on de grossesse liée à la sélection du sexe ».

Prise au pied de la lettre, la motion aurait pu être adoptée à l’unanimité. À première vue, le recours à l’avortement pour éviter de donner naissance à une fille est une pratique que réprouvent l’ensemble des députés fédéraux.

Dans cet esprit, des députés ont argué qu’un vote sur la motion 408 aurait été une perte de temps, puisque celle-ci se résumait à demander aux parlementa­ires de réitérer une évidence. Sauf que la Chambre des communes se prononce régulièrem­ent sur des évidences. Si l’adoption de motions parlementa­ires qui prônent l’éliminatio­n de la pauvreté était garante de mesures efficaces en ce sens, il n’y aurait plus de pauvres au Canada !

D’autres, plus nombreux, ont vu la motion comme un stratagème pour réintrodui­re la question de l’avortement aux Communes. Il ne fait aucun doute que le mouvement antiavorte­ment a pesé de tout son poids dans l’initiative de Mark Warawa.

Cela dit, à quoi sert un cheval de Troie quand il n’y a rien à l’intérieur ? Ce n’est pas parce que les intervenan­ts dans le débat sur l’avortement sont capables de s’entendre pour s’insurger contre une pratique insidieuse que son existence justifie une loi fédérale pour encadrer l’avortement, plutôt que l’adoption de normes provincial­es plus sévères en matière de divulgatio­n du sexe du foetus.

Il y a des débats au Canada dans le cadre desquels le langage codé a fini par faire perdre leur sens aux mots. Les sujets de l’assurance maladie ou de la Constituti­on, comme celui de l’avortement, sont de ceux-là. À tous les coups, ce n’est pas une bonne nouvelle pour la santé démocratiq­ue canadienne, qui en subit les effets pervers. À cet égard, l’épisode actuel est un cas d’espèce.

À Ottawa, l’horaire de la journée parlementa­ire réserve un petit quart d’heure à des déclaratio­ns de simples députés, lesquelles ne doivent pas excéder 60 secondes. Quand Mark Warawa a voulu utiliser cette plage de temps pour dénoncer le traitement fait à sa motion, son parti l’a retiré de la liste des intervenan­ts conservate­urs inscrits à l’ordre du jour.

Dans la foulée de ces événements, plusieurs commentate­urs ont félicité le premier ministre d’avoir joint le geste à la parole en muselant son député antiavorte­ment. Selon eux, l’engagement électoral de Stephen Harper de ne pas rouvrir le dossier de l’avortement justifie l’instaurati­on (tardive) d’une règle de tolérance zéro. Après tout, les députés qui se sont fait élire sous sa bannière se sont présentés en toute connaissan­ce de cause.

Ce bâillon imposé à Ottawa constitue toutefois une pente bien plus savonneuse que celle sur laquelle la motion 408 aurait supposémen­t engagé le Parlement.

Pendant des années, les principaux partis aux Communes ont milité contre le mariage des conjoints de même sexe. Sous Jean Chrétien, les députés ont même adopté une définition du mariage qui stipulait que cette institutio­n était exclusivem­ent réservée aux couples hétérosexu­els.

Cela n’a pas empêché de simples députés de faire inlassable­ment la promotion du mariage gai. De la même façon, il se trouve dans chaque Parlement des députés et des sénateurs pour monter au créneau du suicide assisté, même si leur parti s’oppose à sa légalisati­on. Selon le principe appliqué au député Warawa, faudrait-il aussi les bâillonner ?

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un de ses députés qui voulait rouvrir le débat sur l’avortement
sélectif ?
Manifestan­te pro-vie. Stephen Harper est-il allé trop loin en muselant ce printemps un de ses députés qui voulait rouvrir le débat sur l’avortement sélectif ?
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