L’actualité

OCCASIONS DE BONHEUR

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L es gens heureux n’ont pas d’histoire — jusqu’à ce qu’un écrivain de talent décide de se pencher sur leur cas . Prenez Mãn, par exemple, la narratrice éponyme du nouveau roman de Kim Thúy, dont le prénom signifie « parfaiteme­nt comblée ». Mariée, mère de deux enfants, elle est propriétai­re du meilleur restaurant vietnamien de Montréal et connaît la notoriété grâce à ses livres de cuisine et ses émissions de télé. « Un matin très tôt, dit-elle, j’ai ouvert les yeux et j’ai vu un monde si parfait que j’en ai eu le vertige. »

Comme le poulet aux gr aines de lotus , les bananes glacées ou le bouillon aux feuilles de chrysanthè­me dont elle a fait sa spécialité, sa recette du bonheur est fondée sur l’équilibre des saveurs : un peu de fraîcheur et d’amertume pour tempérer le piquant de la vie — en l’occurrence, la tentation d’une aventure extraconju­gale à laquelle cette femme réservée, qui espérait «servir et accompagne­r [s]on mari sans rien remuer », aura autant de mal à céder qu’à résister.

La grande simplicité de l’intrigue permet à Kim Thúy d’év oquer au passage les multiples raffinemen­ts de la culture vietnamien­ne : les r ecettes qu’on transmet en chuchotant afin de prévenir leur vol par les voisines, les massages effectués avec une cuiller de porcelaine, les bracelets de jade dont la fragilité « force les mouv ements à se ralentir, imposant l’élégance aux gestes »... Chaque page de Mãn recèle une de ces perles exquises qui donnent des frissons de ravissemen­t et procurent ellesmêmes du bonheur.

L’écrivain britanniqu­e Julian Barnes a aussi un faible pour les existences pas trop compliquée­s. Le narrateur de son 11 e roman,

Une fille, qui danse, coule une retraite paisible après une vie marquée par « quelques accompliss­ements et quelques déceptions ». Bien que cette vie n’ ait pas été passionnan­te, il l’a trouvée intéressan­te et peut déclarer sans hésitation qu’il ne l’aurait manquée pour rien au monde.

Lorsqu’il repense aux deux événements qui ont marqué sa jeunesse, soit l’échec retentissa­nt de sa première relation amoureuse et le suicide de son ami Adrian, il est con vaincu de n’avoir rien à se reprocher. Jusqu’au jour où le passé le r attrape sous la forme du journal intime d’ Adrian, qu’il reçoit en héritage . Il se r end compte que sa mémoire avait réécrit l’histoir e pour lui donner le beau rôle, alors qu’en fait il a mis en branle une série d’événements qui ont fi ni en tragédie. « Le temps nous démasque», écrit Julian Barnes, prouvant du coup qu’il n’y a rien de plus subjectif que le bonheur.

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Kim Thúy
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