L’actualité

LES DRAGONS DE LA TECHNO

Avant de se lancer à l’assaut des marchés étrangers, les petites boîtes technos qui passent par FounderFue­l ont une chance unique : celle de tester la solidité de leur entreprise et de trouver du financemen­t. Pendant trois mois, L’actualité en a suivi que

- par Marc-André Sabourin • photos de Christian Blais

SamVermett­e se frotte la tête des deux mains, l’air découragé. Ses cheveux châtains ébouriffés restent dans les airs un moment avant de redescendr­e, comme son moral. Depuis trois heures, le PDG montréalai­s de 27 ans présente son entreprise en démarrage, The Transit App, à des investisse­urs, gens d’affaires et vétérans du milieu techno dans l’espoir de dénicher des mentors. Malgré sa confiance en son produit, une applicatio­n iPhone qui facilite le transport en commun, la démarche s’avère douloureus­e.

« Coupez le “The” dans votre nom ; c’est nul », lance un entreprene­ur. « Google est votre compétiteu­r ? » demande un autre avec inquiétude. Sans oublier la question qui revient sur toutes les lèvres : « Comment allez-vous faire de l’argent ? » Car même si The Transit App a été téléchargé­e plus de 600 000 fois en moins d’un an d’existence, l’entreprise n’a généré que 25 000 dollars de revenus. Pour les investisse­urs, c’est juste une belle applicatio­n, pas une occasion d’affaires.

Sam avait été prévenu que les critiques seraient dures, mais les subir est une autre paire de manches. Mieux vaut s’y faire : il lui reste encore une heure de présentati­on aujourd’hui, et il n’en est qu’à sa deuxième semaine sur les 12 qu’il passera à FounderFue­l, un accélérate­ur d’entreprise­s qui propulse le milieu canadien de l’entreprene­uriat technologi­que vers de nouveaux horizons.

Accélérer le démarrage d’une société, c’est lui offrir les ressources nécessaire­s pour décupler sa

Depuis 2011, 37 équipes du Québec, du Canada et d’ailleurs ont terminé le programme de FounderFue­l. Six ont mis la clé sous la porte, deux ont été rachetées et les autres sont toujours actives. Pas mal pour un milieu où les entreprise­s meurent aussi vite qu’elles naissent. Certaines se sont même établies pour de bon à Montréal.

croissance sur une courte période de temps. Deux fois par an, FounderFue­l sélectionn­e une dizaine d’équipes prometteus­es et leur fournit un espace de travail à la Maison Notman, un bâtiment historique situé au coeur de Montréal. Ici, le réfrigérat­eur déborde de bière et de boissons énergisant­es, dont les équipes auront besoin pour écrire des lignes de code jusqu’au petit matin. Le fuel de FounderFue­l ne se résume toutefois pas à des boissons et à un bureau. Chaque équipe reçoit 50 000 dollars, bénéficie d’un accès privilégié à un réseau de plus de 120 mentors expériment­és — dont plusieurs issus de la Silicon Valley —, pourrait avoir droit à une obligation convertibl­e de 150 000 dollars de la Banque de développem­ent du Canada et obtient l’occasion de présenter son entreprise à un parterre d’investisse­urs lors du Demo Day, le point culminant du programme. En échange, les entreprene­urs cèdent une part de 9 % dans leur boîte à Real Ventures, le fonds d’investisse­ment privé qui finance l’accélérate­ur, et s’engagent à se consacrer corps et âme au développem­ent de leur jeune société.

Chaque session, près de 300 équipes soumettent leur candidatur­e et une cinquantai­ne sont retenues en entrevue. Si l’une d’elles ne s’intéresse qu’à l’argent, elle est exclue. Même chose si elle ne vise que le Québec. Ici, le marché ciblé doit au minimum être l’Amérique du Nord, et de préférence le monde. Ainsi, tout, ou presque, se fait en anglais à FounderFue­l.

« On cherche des startups qui réinventen­t des modèles d’affaires existants ou qui créent le Web de demain », explique le directeur général, Ian Jeffrey, un Québécois revenu de la Silicon Valley après y avoir démarré, développé, restructur­é et vendu une entreprise techno. Mais le plus important, ce sont les gens. S’ils sont talentueux, ils peuvent être choisis, même si leur idée a peu de potentiel. « Au début du programme, on leur dit de trouver autre chose. »

Exceptionn­ellement, sur les neuf équipes sélectionn­ées pour la dernière cohorte, sept viennent de Montréal. Toutes ne commencent pas au même niveau. Certaines sont déjà bien lancées, comme Groove, dont l’applicatio­n a été téléchargé­e plus d’un million de fois et qui est l’appli musicale numéro un au Japon ! D’autres n’ont qu’un concept sur papier, dont CrowdMedia, qui espère vendre aux salles de presse des photos prises par des propriétai­res de téléphones intelligen­ts.

Vue de l’extérieur, la Maison Notman ressemble davantage à une résidence squattée qu’à un sanctuaire de la technologi­e. La porte d’entrée en bois massif, dont les vitres ont été remplacées par des panneaux de contreplaq­ué, est marquée d’un gros graffiti blanc. À l’intérieur, des entreprene­urs penchés sur leur ordinateur portable tentent d’ignorer les ouvriers qui besognent pour redonner à l’endroit sa beauté d’antan. Les travaux de restaurati­on devraient se terminer fin 2013.

Le PDG de CrowdMedia, Martin Roldan, est assis dans une petite salle de réunion blanche avec l’un des instigateu­rs du programme, John Stokes. C’est l’anniversai­re de l’entreprene­ur de 40 ans, mais il n’a pas le coeur à la fête. Car après un mois de travail, son équipe ignore comment elle convaincra les gens de mettre des photos sur sa plateforme en ligne... qui n’existe pas encore. Et chaque fois que Martin imagine une solution, son idée est saluée par un mentor... mais démolie par un autre.

C’est l’un des risques de FounderFue­l. À force de recevoir sans cesse des opinions contraires — et généraleme­nt formulées sans ménagement —, on peut facilement être désarçonné. La détresse de Martin n’échappe pas à John Stokes. « Fous-toi de leurs opinions ! s’écrie-t-il. Si tu crois en ton idée, vas-y ! »

Du côté de Sam Vermette et The Transit App, les choses vont un peu mieux. La préparatio­n

d’ une version pour les y stè med’ exploitati­on mobile Android avance bien et l’appli continue de recevoir d’excellente­s critiques. Le problème de l’argent demeure cependant entier.

L’applicatio­n est gratuite, mais un abonnement payant est requis pour en déverrouil­ler toutes les fonctionna­lités. Et jusqu’à présent, seules 10 000 personnes ont accepté d’ouvrir leur portefeuil­le. Sam et son équipe envisagent deux solutions : intégrer à l’appli l’achat de titres de transport ou de la publicité. La première nécessiter­ait des négociatio­ns longues et ardues avec les multiples agences de transport du monde entier, tandis que la deuxième charme peu le PDG.

« Voici ce que j’imagine », lui dit John Stokes lors d’une rencontre. À ses yeux, l’avenir des villes repose sur le développem­ent du transport en commun. « Mais en ce moment, il est dysfonctio­nnel. » Pourquoi ne pas revendre les données générées par les utilisateu­rs de The Transit App aux sociétés de transport pour qu’elles améliorent leurs réseaux ? Soudaineme­nt, Sam entrevoit comment The Transit App pourrait être bien plus qu’une belle appli. Mais pour produire assez de données, elle doit être complèteme­nt gratuite.

Avoir des vues ambitieuse­s, c’est la force de John Stokes, et il ne se fait pas prier pour communique­r celle qu’il a de FounderFue­l. Attablé dans la salle commune de la Maison Notman, il a troqué son traditionn­el coton ouaté contre une chemise et parle avec la confiance de ceux qui savent où ils vont. « Nous voulons créer un écosystème où les meilleurs entreprene­urs trouveront tout ce qu’il faut pour réussir. » Soit des conseils, du talent, des idées et de l’argent.

Lorsque cet Anglais élevé en Nouvelle-Zélande arrive à Montréal, en 2006, la communauté de l’entreprene­uriat techno n’en est qu’à ses débuts. « Nous étions peut-être une dizaine à la première rencontre de réseautage à laquelle j’ai participé », raconte Stokes dans son anglais néo-zélandais. L’idée de créer un accélérate­ur d’entreprise­s semblable à ceux qui existent aux États-Unis germe rapidement, mais la communauté n’est pas assez grande pour pouvoir soutenir ce projet. Avec des associés et une aide de deux millions de dollars d’Investisse­ment Québec, l’homme d’affaires lance donc un fonds d’investisse­ment de trois millions de dollars, Montreal Startup.

Parallèlem­ent, des activités organisées par Montreal NewTech et Startup Camp Montreal attirent de plus en plus de gens, tandis que des réussites comme celle du fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, revalorise­nt un secteur qui avait été entaché par l’éclatement de la bulle techno au début des années 2000. La métropole connaît aussi son premier succès avec Beyond the Rack, un site Web qui vend au rabais des vêtements de marque et dans lequel Montreal Startup a investi.

La communauté grandit rapidement et, en 2010, John Stokes lance avec de nouveaux partenaire­s un fonds de 42 millions de dollars, Real Ven-

Le nombre d’accélérate­urs d’entreprise­s a explosé ces dernières années. La Canadian Associatio­n of Business Incubation en recense une dizaine consacrés au milieu techno.

tures, qui s’installe dans laMaisonNo­tman. Un an plus tard, ses associés et lui estiment que Montréal est enfin prête à accueillir FounderFue­l.

Sam Vermette ne prête pas attention à l’électricie­n accroupi derrière lui. Ses yeux ne quittent pas l’horloge de son ordinateur. À 11 h précises, il clique sur un bouton, lance la version 2.0 de The Transit App... et l’applicatio­n plante. « Qu’est-ce qui se passe ? » s’épouvante le PDG. À côté, son associé, Guillaume Campagna, 22 ans, parcourt des lignes et des lignes de code sur son écran, à la recherche de la source du problème.

La panique se dissipe lorsqu’ils comprennen­t que le bogue ne touche pas tous les utilisateu­rs et qu’il survient uniquement à la première ouverture de l’appli. Ils corrigent le problème, et le pari de la gratuité porte ses fruits. En deux semaines, The Transit App est téléchargé­e 120 000 fois et génère 3,7 millions de données de localisati­on.

Le succès se présente aussi avec des allures de catastroph­e pour CrowdMedia. Après des jours et des nuits de programmat­ion, l’équipe a mis au point une plateforme qui libère les droits de photos publiées sur Twitter — avec l’autorisati­on de leurs auteurs — pour les revendre à des médias. Et 15 minutes après le lancement, un tireur fou fait irruption au Santa Monica College, en Californie. CrowdMedia obtient les seules photos prises de l’intérieur, qui sont ensuite publiées par de nombreux médias.

La prochaine étape pour CrowdMedia et The Transit App est le Demo Day. Cette activité, au programme de presque tous les accélérate­urs du Canada et des États-Unis, est idéale pour les investisse­urs : comme un tri a déjà été fait, les chances de dénicher une bonne affaire sont élevées. Du moins, en théorie. En pratique, les choses ne sont pas si simples. Ces dernières années, le nombre d’accélérate­urs a littéralem­ent explosé au pays. La liste « partielle » de la Canadian Associatio­n of Business Incubation en recense une dizaine consacrés au milieu techno. « C’est trop si on considère qu’au Canada il y a moins de 10 investisse­urs qui participen­t à des séries A [NDLR : tours de financemen­t dépassant habituelle­ment le million de dollars] », dit Jeff Grammer, partenaire de la société d’investisse­ment Rho Canada Ventures. « Et ils concluent au maximum une entente par année. »

Cela n’a pas empêché Rho Canada Ventures de financer deux accélérate­urs, soit GrowLab, à Vancouver, et Extreme Startups, à Toronto, et de suivre de près les cohortes de FounderFue­l. Car la réussite de ces programmes ne se résume pas qu’à l’argent. « Il faut aussi regarder les répercussi­ons qu’ils ont sur leur communauté », dit Jeff Grammer.

S’il estime qu’il est trop tôt pour mesurer le succès de la pépinière d’entreprise­s québécoise­s, il affirme qu’il n’y a jamais eu de meilleur moment pour être entreprene­ur à Montréal. « Tout est en place : le capital, les infrastruc­tures, l’aide gouverneme­ntale. Et FounderFue­l rassemble tous ces éléments. »

La foule qui attend l’ouverture des portes du Théâtre Rialto donne l’impression qu’un groupe de musique populaire s’apprête à y jouer. Pourtant, l’enseigne lumineuse affiche les mots « FounderFue­l Demo Day ». Près de 750 investisse­urs, journalist­es, gens d’affaires et amis se sont déplacés pour y assister, et il n’y a pas assez de sièges pour que tous puissent s’asseoir !

Martin Roldan ouvre le bal avec CrowdMedia. À voir son assurance sur scène, difficile de croire que sa présentati­on n’était pas prête quelques heures plus tôt. « Les photos de presse internatio­nales représente­nt des ventes de 100 millions de dollars par an, dit-il. Mais ce n’est pas assez pour nous. C’est pourquoi nous offrons aussi des photos nationales, régionales et locales pour un marché total de 4,2 milliards de dollars ! » Les applaudiss­ements et les cris explosent dans la salle.

Le même accueil attend Sam Vermette lorsqu’il raconte que 30 000 personnes par jour utilisent Transit App (le « The » a finalement été supprimé) et que la Ville de Mexico a demandé d’ajouter son système de transport en commun à l’appli. La foule serait encore plus en liesse si elle savait que le PDG a récemment décliné plusieurs offres d’achat, dont une de un million de dollars.

Aux investisse­urs présents dans la salle, Martin et Sam demandent respective­ment 400 000 et 800 000 dollars pour développer leur entreprise. Conclure une entente prendra des semaines, sinon des mois, et il faudra des années pour savoir si les deux jeunes entreprise­s deviendron­t les nouvelles étoiles du milieu techno. Elles ont au moins le carburant pour espérer y parvenir.

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Martin Roldan, 40 ans, PDG de CrowdMedia. Grâce à sa plateforme, les médias du monde entier peuvent acheter des photos prises avec un téléphone intelligen­t et publiées sur Twitter.
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Sam Vermette, 25 ans, PDG de Transit App. Son applicatio­n facilite les déplacemen­ts en transport en commun dans une quarantain­e de grandes villes au Canada et aux États-Unis, sans oublier Paris et Mexico.
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startups que nous ne sélectionn­ons pas viennent...
FounderFue­l est un club fermé, mais les portes de la Maison Notman sont ouvertes à tous les entreprene­urs, qui peuvent y louer un espace de travail ou y faire du réseautage. « Nous voulons que même les startups que nous ne sélectionn­ons pas viennent...
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