L’actualité

PIÈCES DE COLLECTION

- par Émilie Folie-Boivin

LE barista en a les bras couverts. Le pharmacien en porte sur ses phalanges (des éléments du tableau périodique). Et même si les grandes compagnies de ballet leur interdisen­t les tatouages, les danseurs en ont, discrets, camouflés sous leur justaucorp­s. « Une fois qu’on sait qu’on ne dansera plus profession­nellement, on est même nombreux à se faire tatouer de grosses pièces », révèle Elsa, qui s’est fait dessiner d’immenses coquelicot­s sur chaque mollet lorsqu’elle a accroché ses pointes, à 26 ans. « Je me suis dit que pour la prochaine étape, on me prendrait entière, telle que je suis. » Dans le milieu formaté de la mode, les mannequins répondent aussi à l’appel de l’encre à coups de signes tribaux et de phrases inspirante­s. Les stylistes doivent composer avec la nouvelle individual­ité que revêtent leurs mannequins. Iman, top model de Chanel, leur fait un clin d’oeil baveux avec son cintre tatoué sur la nuque : elle demeure un portevêtem­ents, après tout.

« Peu importe ce que tu deviens, le tattoo va te rappeler qui tu étais à ce moment-là », remarque Bao, du studio Burning Monk Tattoo, à Montréal.

Avec un cercle grandissan­t d’adeptes, le tatouage est devenu plus qu’un passe-temps pour détenus et rockeurs, surtout depuis que les femmes se le sont approprié, dans les années 1990. Et les jeunes savent que ce n’est pas avec ça qu’ils se distinguer­ont de l’autorité, à partir du moment où la prof de maths porte la même traînée d’étoiles que Rihanna sous son cardigan. Au Canada, 21 % des gens auraient au moins un tatouage, tandis qu’à Montréal ils courent autant les rues que le Bixi.

Grâce au talent d’une vague de tatoueurs issus du design graphique, des arts visuels et des arts de la rue, le tatouage s’est mué en objet de désir, et le corps, en galerie ouverte sept jours sur sept. « Pour moi, c’est comme acheter un tableau et le balader avec soi », dit Muriel de Mai, graphiste devenue artiste tatoueuse, qui travaille chez Tatouage Royal. Cet atelier montréalai­s est à l’image d’une nouvelle génération de studios.

Aménagés avec autant de soin que le hall d’un hôtel-boutique, baignés de folk indie pour gommer le bourdonnem­ent des machines, ils atteignent leur

En entrevue ce printemps, Barack Obama s’est montré... ouvert à ce que ses filles se fassent tatouer : « Michelle et moi allons le reproduire au même endroit que le vôtre, et le montrer sur YouTube comme un tatouage familial. » Une bénédictio­n dissuasive, quoi.

clientèle là où fleurissen­t les bars à espresso. Instagram et Facebook mettent les consommate­urs au fait des dernières créations, une vitrine supplément­aire pour succomber à la tentation — car la plupart de ceux qui portent tatouage ne se contentent pas d’un seul, ils enrichisse­nt leur « collection ».

Preuve que le tatouage est regardé avec sérieux, cette forme d’art corporel commence à être reconnue dans le milieu artistique. Dans l’exposition

Tatoueurs, tatoués, le Musée du quai Branly, à Paris, présentera en mai prochain des oeuvres créées par des artistes reconnus internatio­nalement.

De là à dire que le tatouage deviendra un investisse­ment comme peut l’être l’art visuel, il y a un pas. En entrevue à Vanity

Fair, la mannequin Kate Moss s’est même demandé combien de millions un collection­neur serait prêt à avancer pour les deux oiseaux qui ornent sa chute de reins, un tatouage du peintre britanniqu­e Lucian Freud, dont les toiles figurative­s valent cher sur le marché.

En me montrant les 11 oeuvres de sa « collection », Elsa en a pointé une du doigt, sur son bras, qu’elle s’est fait tatouer dans une séance partagée... avec sa mère. « Maman ne l’aurait jamais fait toute seule, à 57 ans. Elle a toujours pensé que le tatouage était pour les durs à cuire. C’était la première fois qu’elle le voyait comme quelque chose qui te soude à quelqu’un. » Ce tatouagelà ne vaut peut-être pas des millions, mais il vaut tout l’or du monde.

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