L’actualité

Une vie sans pépins

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Le rêve américain est beaucoup plus qu’un mythe. C’est toute une mythologie, fondée sur une forme très particuliè­re de récit, la success story, dont le héros est le self-made man, modèle suprême d’une vie réussie. Ce récit qui chante les prouesses artistique­s ou technologi­ques d’un individu ainsi que ses exploits financiers et commerciau­x, Éric Plamondon s’applique à le décortique­r dans

Pomme S, dernier tome de sa trilogie centrée sur la Californie de 1984.

Comment peut-on se mesurer à un entreprene­ur comme Steve Jobs quand on n’est pas né dans la Silicon Valley et qu’on est issu d’une nation soi- disant « née pour un p’tit pain » ? Voilà le genre de questions que se pose le narrateur du roman, Gabriel Rivages, enfermé dans son poste de travail du Service du marketing d’une grande entreprise. Le problème est d’autant plus crucial pour lui qu’il est un jeune père et voudrait bien assurer à son fils un avenir radieux.

Il se met donc à étudier la vie de Jobs : son père syrien, son adoption, ses études universita­ires inachevées, ses premières armes comme pirate des réseaux interurbai­ns, la fondation de sa boîte dans le garage familial de Palo Alto, ses stratégies, ses multiples innovation­s, ses échecs... Il analyse ses techniques de présentati­on de nouveaux produits et ses grands coups de marketing — dont la légendaire pub télé pour l’ordinateur Macintosh, inspirée du roman 1984. Constatant que Jobs a toujours vendu ses produits en racontant une histoire, Rivages en vient à la conclusion que la réussite aussi est une fiction : « Ce ne sont pas les faits qui donnent un sens à la vie, c’est le récit des faits, la manière dont on les raconte » — il suffit de trouver la bonne histoire à raconter.

Les admirateur­s d’Éric Plamondon (et ils sont maintenant légion) savent que c’est précisémen­t sa manière inventive et un peu anarchique de raconter les histoires qui donne un sens à ses livres — et en fait de telles réussites. Il procède par libre associatio­n et, comme on clique sur le lien d’une page Web, génère de stupéfiant­es coïncidenc­es en raccordant des bribes d’informatio­n disparates, qui finissent par constituer un tout organique et miraculeus­ement vivant.

Dans Pomme S, par exemple, il note que Jobs est né la même année que les premières radiostran­sistors — préfiguran­t l’avènement de l’iPod. Il compare le garage où Apple a vu le jour à la caverne de Platon. Il remarque que la grande Toile du Web a pour ancêtre le métier à tisser automatisé. Il établit des corrélatio­ns entre le logo d’Apple et le fruit défendu de l’arbre de la connaissan­ce, la pomme qui inspira à Newton sa théorie de la gravité et celle qui faillit tuer Blanche-Neige — racontant au passage qu’Alan Turing, le père de la science informatiq­ue, était si obsédé par ce conte qu’il se suicida en mangeant une pomme empoisonné­e au cyanure. Il dresse un parallèle entre l’ordinateur personnel que nous a donné Steve Jobs et le savoir divin que nous a remis Prométhée, et constate que tous deux auront les viscères dévorés — l’un par le cancer, l’autre par un aigle.

Par cette abondance d’illuminati­ons, qui fusent de toutes parts au fil de 113 chapitres, Pomme S offre un bouquet final spectacula­ire au très brillant feu d’artifice commencé avec Hongrie

Hollywood Express et Mayonnaise. Pour la suite des choses, on ne peut que faire écho à ce que Rivages souhaite pour son fils et espérer qu’Éric Plamondon « se racontera une belle histoire » encore souvent.

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 ??  ?? Pomme S, par Éric Plamondon, Le Quartanier, 248 p., 23,95 $.
Pomme S, par Éric Plamondon, Le Quartanier, 248 p., 23,95 $.

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