Papa et Willy
À mes côtés, l’autre soir au théâtre, un homme pleurait. Cela semblait doux, ça coulait tout seul. Pourtant, rien de triste sur scène. Mais va savoir ce qui se passe dans la tête d’un spectateur. Je n’ai pas osé
le lui demander. Ce soir-là, par contagion, j’ai revu mon père, que j’avais rejoint sur le canapé pour la télédiffusion — en 1963 et en direct — de Mort d’un commis voyageur,
d’Arthur Miller. Son Export A n’en avait plus pour longtemps entre ses doigts quand il se tourna vers moi, les yeux grêlés de larmes : « T’as rien d’autre à faire, toi ? » J’avais couru
me réfugier dans ma chambre, oreiller sur la tête pour disparaître à jamais, me sentant aussi coupable que lorsque j’avais mis le feu chez la voisine. Ce n’est pas moi qui avais fait pleurer papa, comme il était venu me l’expliquer en me serrant dans ses bras qui sentaient le tabac, c’était le poids sur les épaules de Willy Loman, c’était son ambition pour ses fils. On ne choisit pas le
moment où l’émotion va nous submerger. Quand ma mère est morte, en 1972, sa petite radio répandait dans
la chambre d’hôpital « Patof Blou », de Patof (Jacques Desrosiers). Jamais un clown ne m’aura fait autant sangloter. Le théâtre, une chanson, un tableau, la littérature bien sûr peuvent servir à cela : à débonder l’enseveli,
à ranimer l’à-vif d’une blessure, à ressusciter ses
parents. À mes côtés, l’homme
s’était mouché.