L’actualité

GARE À LA MODE DU SANS GLUTEN

Cédant à l’engouement pour les aliments sans gluten, des gens mettent leur santé en danger. La vérité sur la dernière tendance en vogue.

- par Dominique Forget

NEcherchez pas les soutanes ni l’ eau bénite au vieux presbytère de Sainte-Élizabeth-de-Warwick, dans la région de Victoriavi­lle. Jean Morin, dont l’arrière-grand-père a fondé la ferme laitièr e qui est toujours en activité de l’ autre côté de la rue principale, a transformé l’ancienne résidence du curé en usine à champions . Depuis 2007, on y tr ouve des salles d’affinage, où des centaines de meules de fromage s’élèvent jusqu’au plafond, dév eloppant paresseuse­ment leurs arômes et leurs saveurs. Et quelles saveurs ! Le Louis D’or, un fromage à pâte ferme qui répand des effluves de noisette, a r emporté une quinzaine de médailles à l’échelle québécoise, canadienne et nordaméric­aine. Le Bleu d’Élizabeth,

une pâte persillée dont les veines bleuâtres goûtent les fruits mûrs, en a récolté une dizaine. « C’est notre miracle à nous », dit fièrement le fondateur de la Fromagerie du Presbytère.

C’est dans le Jura français que Jean Morin a goûté pour la première fois à la passion de son métier. Avec les années, il a appris à nourrir ses vaches des meilleures herbes bios, à ensemencer leur lait d’un savant mélange de ferments, et même à choisir soigneusem­ent le bois sur lequel reposent les meules dans les salles d’affinage. Côté goût, ses fromages n’ont rien à envier à leurs lointains cousins européens. Mais ses médaillés n’ont pas que des qualités. À la Fromagerie Atwater, au marché du même nom, à Montréal, le Louis D’or se vend 54 dollars le kilo, alors que le gruyère de grotte, fromage de la même catégorie importé de Suisse, est offert à 38 dollars le kilo. Et pour savourer Le Bleu d’Élizabeth, les fines bouches doivent débourser davantage que pour goûter un bleu d’Auvergne. « Je ne suis pas moins efficace que mes vis-à-vis européens, seulement moins subvention­né », affirme Jean Morin.

Il n’est pas au bout de ses peines ! Car après quatre années de négociatio­ns, le gouverneme­nt de Stephen Harper a conclu une entente de libreéchan­ge avec l’Union européenne. D’ici deux ans, lorsque l’accord aura été ratifié, le Canada pourra exporter davantage de boeuf et de porc vers le vieux continent, mais il laissera entrer deux fois plus de fromages européens, vendus meilleur marché que ceux fabriqués au Québec.

De quoi faire trembler l’industrie fromagère du Québec, qui, en 20 ans, est passée de l’état embryonnai­re à la maturité. Elle est en effet bien loin l’époque où « fromage québécois » rimait avec fromage en grains et où l’oka représenta­it le summum du raffinemen­t. On compte aujourd’hui une centaine de producteur­s, qui ont fabriqué 210 000 tonnes de fromage en 2012. Parmi eux, quatre grands noms — Agropur, Saputo, Kraft et Parmalat Canada — se taillent la part du lion, essentiell­ement grâce à leurs cheddars et leurs mozzarella­s à pizza.

À l’autre bout du spectre, une cinquantai­ne de microfroma-

geries bichonnent leurs produits à la main. Collective­ment, ces artisans ne fabriquent qu’une fraction du fromage consommé au Québec — 1 000 tonnes par année, selon l’Associatio­n des fromagers artisans du Québec, soit moins de 1 %. Mais ce sont les chouchous des gastronome­s.

« Il y a 15 ans, je devais encore faire attention quand un client me demandait un plateau de fromages québécois, car la qualité n’était pas constante », raconte Gilles Jourdenais, boutiquier qui fête cette année ses 30 ans à la tête de la Fromagerie Atwater. « Dans les années 1990, plusieurs petits fromagers artisanaux ont voulu profiter de la vague et se sont lancés dans l’aventure sans avoir le savoir-faire nécessaire. Aujourd’hui, ceux qui restent sont généraleme­nt des pros. »

Ces survivants ont dû trimer dur pour continuer à satisfaire les palais des Québécois. En 1996, ils se sont battus contre la menace brandie par le fédéral d’interdire la commercial­isation des fromages au lait cru au Canada. Avec succès. Une vingtaine de fromagerie­s québécoise­s utilisent aujourd’hui le lait cru comme matière première.

Une nouvelle tuile leur est tombée sur la tête en septembre 2008. Quelques cas de listériose ont poussé le ministère de l’Agricultur­e, des Pêcheries et de l’Alimentati­on (MAPAQ) à détruire les stocks de fromages de près de 300 points de vente. Le rappel massif a cependant été jugé excessif par les amateurs de bonne bouffe, qui se sont montrés solidaires envers les fromagers québécois. « La crise est survenue en septembre, et quand Noël est arrivé, tous nos clients nous ont demandé des fromages d’ici », se souvient Gilles Jourdenais, qui propose 250 fromages québécois parmi les 850 variétés offertes dans ses comptoirs.

Pour l’heure, les fromagers européens peuvent expédier chaque année au Canada 13 500 tonnes de brie, roquefort, gruyère et autres, sans devoir payer la taxe prohibitiv­e de 246 % qui s’applique sur chaque tonne supplément­aire. Ce sont 17 700 tonnes supplément­aires qui pourront passer la douane en vertu du nouvel accord de libre-échange.

« Ça va nous tuer », dit MarieChant­al Houde, qui a cofondé la Fromagerie Nouvelle France avec son frère Jean-Paul en 2010. Leur troupeau de 450 brebis, dans le village estrien de Racine, produit 50 000 litres de lait par

Les fromagers européens peuvent expédier au Canada 13 500 tonnes de fromage par année. Avec le libreéchan­ge, ce sont 17 700 tonnes de plus qui pourront passer la douane.

année, transformé en une douzaine de tonnes de fromage. Leur Zacharie Cloutier, une pâte ferme qui goûte la brioche et le beurre doux, a remporté six prix Sélection Caseus, remis aux meilleurs fromages québécois.

« Je veux bien concurrenc­er les produits européens, ajoute la fromagère, mais à condition de profiter des mêmes avantages commerciau­x que les fromagers là-bas. » Pour le moment, dit-elle, avec le prix plus élevé du lait et les normes plus strictes au Québec qu’en Europe, impossible de fabriquer du fromage de la même qualité à un prix concurrent­iel.

« En Europe, le lait est vendu très bon marché, mais les autorités publiques compensent la faible rémunérati­on des fermiers en leur versant des subvention­s », explique Maurice Doyon, professeur d’économie agroalimen­taire à l’Université Laval.

Ainsi, un Français qui se procure un camembert dépense moins qu’un Québécois qui achète un « fromage d’ici ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, poursuit le professeur Doyon : le cousin français paie indirectem­ent pour le labeur du fermier, car une fraction des impôts prélevés sur son chèque de paye sert à soutenir la production laitière.

Au Canada, le lait coûte plus cher que dans la plupart des pays industrial­isés, y compris la France et les États-Unis. « Le prix est fixé par la Commission canadienne du lait pour protéger les fermiers », dit Maurice Doyon. Chaque année, la Commission sonde les fermes laitières pour évaluer combien il en coûte de produire du lait, que ce soit pour cultiver le fourrage, chauffer l’étable ou payer la main-d’oeuvre. Elle fixe un prix de référence, suffisant pour permettre aux producteur­s de vivre

décemment de leur travail. Elle évalue ensuite les besoins de la population canadienne, afin de déterminer combien de lait sera produit pendant l’année. Les agriculteu­rs se font ensuite attribuer des quotas, c’est-à-dire le nombre de litres qu’ils pourront mettre en circulatio­n.

Le libre marché n’est pas souhaitabl­e pour les producteur­s de lait, fait valoir Maurice Doyon. « Regardez aux États- Unis : quand le prix du lait monte, les éleveurs augmentent leur troupeau pour produire davantage. Le marché devient inondé et le prix se met à baisser, comme dans n’importe quel marché. » Sauf qu’une vache, ça ne s’arrête pas comme une chaîne de production. « Les bêtes continuent à produire du lait et le prix chute davantage, ce qui pousse les éleveurs à la faillite. En Californie, des producteur­s ont été montrés du doigt pour avoir tué des vaches en bonne santé, afin de forcer la remontée du prix du lait. »

En Belgique, où le prix du lait fluctue aussi en fonction du marché, des agriculteu­rs ont déversé trois millions de litres de lait dans les champs en signe de protestati­on, en 2009, parce qu’ils n’arrivaient pas à avoir une juste rétributio­n pour leur labeur, malgré les subvention­s.

Même lorsqu’ils produisent leur lait eux-mêmes, les fromagers québécois le paient plus cher qu’en Europe. Ainsi, Jean Morin, de la Fromagerie du Presbytère, doit vendre son lait virtuellem­ent à la Fédération des producteur­s de lait du Québec (le bras provincial de la Commission canadienne du lait). Il le rachète ensuite à un prix plus élevé, pour couvrir les frais administra­tifs. Alors que dans les faits, les litres dont il a besoin ne font que traverser la rue principale de Sainte-Élizabeth-deWarwick pour aller de la ferme laitière familiale à la fromagerie !

« Il n’y a pas que le prix du lait qui nous désavantag­e, ajoute Marie- Chantal Houde, de la Fromagerie Nouvelle France. Nos normes sanitaires sont plus strictes qu’en Europe. Par exemple, dans nos fromagerie­s, tout doit être “dur, lisse et lavable”. Nos comptoirs sont en acier inoxydable, nos planchers doivent être couverts d’époxy pour éviter que des pathogènes ne s’accumulent dans une fissure. En France, il y a des fromagerie­s installées dans des caves, à côté de l’étable ! Évidemment, ça coûte moins cher à aménager. »

Marie-Chantal Houde craint que les négociatio­ns du gouverneme­nt de Stephen Harper avec la Commission européenne n’aient des saveurs électorali­stes. « Harper veut satisfaire les producteur­s de boeuf de l’Ouest

en poussant les Européens à élever leurs quotas d’importatio­n, dit-elle. En contrepart­ie, il est prêt à sacrifier les petits fromagers du Québec. » Ce sont 60 % des fromages fins canadiens qui sont produits au Québec.

Louis Arsenault aussi se fait du mauvais sang. En 2007, cet ancien expert en finance a cofondé la Fromagerie des Grondines, connue des habitués de la route Montréal- Québec qui aiment s’arrêter sur l’autoroute 40 pour faire des réserves de Clos- des-Roches, un fromage au lait cru biologique de type gruyère. « Les Européens ne vont évidemment pas nous envoyer du cheddar ou de la mozzarella quand leurs quotas seront rehaussés ; ce sont les fromages fins qu’ils vont venir concurrenc­er », redoute celui qui préside aussi l’Associatio­n des fromagers artisans du Québec.

Les gros producteur­s, comme Saputo, Agropur ou Parmalat, ne seront guère inquiétés. « Ils produisent certains fromages de spécialité, mais ces derniers ne représente­nt qu’une toute petite partie de leur portefeuil­le », poursuit Louis Arsenault. En outre, Saputo, Agropur et Parmalat font partie des quelques rares entreprise­s canadienne­s qui ont le droit d’importer des fromages européens. « Ils pourront décider quels nouveaux produits faire entrer sur le marché, pour s’assurer qu’ils sont complément­aires aux leurs. Et bien sûr, ils feront des profits sur les nouveaux fromages qu’ils importeron­t d’outre-Atlantique. »

Chez Agropur, le vice-président principal aux affaires institutio­nnelles et aux communicat­ions, Dominique Benoit, soutient que l’importatio­n n’a pas que du mauvais pour les artisans. « C’est grâce aux fromages européens qu’ils ont appris leur métier. »

Hervé A. Prince, spécialist­e du droit internatio­nal économique à l’Université de Montréal, soutient l’accord de libreéchan­ge. « On ne peut pas réfléchir aux avantages et aux inconvénie­nts pour chacun des

« Si les fromages québécois sont exceptionn­els, je vais les vendre, dit Gilles Jourdenais. Pour un grand cru, les consommate­urs sont prêts à mettre le prix. »

secteurs de l’économie isolément. Il faut regarder le portrait d’ensemble et si, globalemen­t, les avantages surpassent les inconvénie­nts. Cela dit, c’est certain que si j’étais fromager, je serais inquiet. » Le gouverneme­nt de Stephen Harper a laissé entendre qu’il compensera­it les effets négatifs subis par l’industrie laitière, mais les détails ne sont pas encore connus.

Marie-Chantal Houde compte sur la solidarité des Québécois pour maintenir l’industrie qui la fait vivre, mais exprime des doutes. Les gastronome­s qui se délectent de son Zacharie Cloutier se laisseront-ils tenter par le goût de l’Europe lorsque de nouveaux produits moins chers leur seront offerts ? « Peut-être que les boutiquier­s seront solidaires et accepteron­t de réduire leur marge bénéficiai­re sur les produits québécois », espère la fromagère.

À la Fromagerie Atwater, Gilles Jourdenais réalise de 35 % à 38 % de profit sur tous les fromages qu’il vend, peu importe leur provenance (les distribute­urs, typiquemen­t, prennent pour leur part de 15 % à 18 %). « Je fais déjà preuve de beaucoup de bonne volonté, estime-t-il. Il y a des boutiquier­s qui prennent jusqu’à 50 %. »

À vue de nez, il estime qu’environ la moitié de ses clients demandent expresséme­nt des fromages québécois, quitte à les payer un peu plus cher. Il est vrai que le marché Atwater, à l’ouest du centre-ville de Montréal, au pied de Westmount, attire une clientèle plutôt aisée.

Quant à réduire sa marge bénéficiai­re sur les produits locaux, Gilles Jourdenais n’est pas chaud à l’idée. « Si les fromages québécois sont exceptionn­els, je vais les vendre, même s’ils sont plus chers, croit-il. Le Louis D’or et le Zacharie Cloutier sont toujours recherchés. Pour un grand cru, les consommate­urs sont prêts à mettre le prix. »

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Marie-Chantal Houde, de la Fromagerie Nouvelle France, qui fabrique le Zacharie Cloutier. Elle craint que l’accord de libre-échange ne tue les producteur­s de fromages fins.
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Edward Fast, ministre fédéral du Commerce internatio­nal, et le premier ministre Stephen Harper, qui ont négocié l’entente avec l’Union européenne. Jean-François Lisée, ministre québécois du Commerce extérieur, approuve l’entente.
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Gilles Jourdenais, de la Fromagerie Atwater, offre quelque 250 fromages québécois, dont le Louis D’or, de la Fromagerie du Presbytère, qui a valu de nombreux prix à son créateur, Jean Morin (à gauche). Le hic : son fromage se vend presque une fois et...
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