L’actualité

GARE À LA MODE DU SANS GLUTEN

Le régime sans gluten se répand à une vitesse folle, et pourtant, la maladie coeliaque ne touche qu’une personne sur 100. Ses adeptes adoptent-ils cette mode pour les bonnes raisons ?

- par Yanick Villedieu

Le régime sans gluten se répand à une vitesse folle, et pourtant, la maladie coeliaque ne touche qu’une personne sur 100. Ses adeptes adoptent-ils cette mode pour les bonnes raisons ?

Lyse avait six mois quand de fortes douleurs abdo minales l’ont conduite à l’hôpital pour la pr emière fois. On pensa à une appendicit­e, mais à tort. On ne trouva pas ce qu’elle avait. Pas plus qu’on ne le trouva pendant toute son enfance . « Jusqu’à l’âge de 10 ans, j’allais à l’hôpital de Victoriavi­lle presque chaque mois, toujours pour des maux de ventre et des problèmes de digestion. On n’ en comprenait toujours pas la cause. On avait simplement fini par dire que j’étais “comme ça”. »

Aujourd’hui, Lyse a la jeune cinquantai­ne. Elle se souvient qu’à l’adolescenc­e elle se sentait « moins malade». Par instinct, elle mangeait différ emment des autres : « Au pensionnat, je demandais des sandwichs aux oeufs sans pain. » Mais moins malade ne veut pas dire en grande forme. Devenue jeune femme , elle s’imposa un jour « une diète très dure à base de pain de blé entier ». Une catastroph­e. Elle s’évanouissa­it plusieurs fois au cours d’une journée et, quand elle perdit temporaire­ment la vue d’un oeil, elle fut de nouveau hospitalis­ée. « Les médecins de l’HôtelDieu de Québec ont d’abord redouté une tumeur au cerveau. Jusqu’à ce qu’un gastroenté­rologue soit mis au fait de mon cas et tr ouve une maladie dont je n’avais jamais entendu le nom : la maladie coeliaque. »

On était au milieu des années 1980. Lyse apprit alors un autre mot : gluten. Chez certaines personnes, cette composante de plusieurs céréales, le blé et le seigle surtout, s’ attaque à la muqueuse de l’intestin grêle et la rend incapable d’absorber de nombreux nutriments. Lyse se mit donc à un régime sans gluten strict. Sévère ? « J’avais l’impression de ne rien pouvoir manger, de ne pouvoir aller ni chez des

amis ni au restaurant. Mais au bout de quelques mois, pour la première fois de ma vie, je me suis sentie en bonne santé. Et avec assez d’énergie pour vouloir, et pour avoir, un enfant. »

La fille de Lyse a maintenant atteint la vingtaine et les choses ont changé. La maladie coeliaque, ou intoléranc­e au gluten, commence à être connue. On comprend mieux le mécanisme de cette affection auto-immune (au lieu de défendre l’organisme, le système immunitair­e se retourne contre lui). Surtout, on peut la diagnostiq­uer à l’aide d’une simple analyse sanguine, un test fiable qui sera habituelle­ment suivi d’une biopsie intestinal­e de confirmati­on. Mais ce qui n’a pas changé, c’est qu’on ne peut pas la traiter autrement qu’avec un régime sans gluten strict. Et à vie : on ne guérit pas la maladie coeliaque, point à la ligne.

Ce qui n’a pas non plus beaucoup changé, c’est qu’il se passe encore parfois des années avant qu’on la découvre. Pourquoi estce si long ? « La maladie est difficile à diagnostiq­uer, même pour moi qui vois beaucoup de cas », explique le Dr Patrick Godet, gastroenté­rologue à l’hôpital de LaSalle, à Montréal. « Le patient peut se plaindre de fatigue, de malaises abdominaux, faire de l’anémie, avoir des problèmes de fertilité ou d’ostéoporos­e, ou encore souffrir de diabète juvénile. La liste des symptômes est longue, et beaucoup d’entre eux peuvent faire penser à beaucoup d’autres maladies. »

Sans être rare, la maladie coeliaque n’est pas très fréquente : elle touche une per-

sonne sur 100, peut-être moins. Pourtant, le gluten est devenu, ces dernières années, une véritable coqueluche médiatico-alimentair­e. Magazines, émissions de télé, livres, exposition­s, sites Internet, blogues, forums de discussion, conférence­s : la phobie du gluten lève comme pâte à pain. Le sans gluten est tendance. Comme le sans lactose et même le « sans sans » (ni gluten ni lactose). Ou comme, en leur temps, les régimes Montignac, Atkins, dissocié, hyperproté­iné, low carb ou Scarsdale.

Des témoignage­s de vedettes, comme le champion de tennis Novak Djokovic, contribuen­t à la « sansgluten­omanie ». Dans son livre publié en août, Serve to Win, il attribue sa forme et ses succès sur les courts à son régime sans gluten (mais aussi sans lait, sans sucreries, sans café, et même sans alcool pendant les tournois). Doublé d’une meilleure hygiène de vie, ce régime lui a fait perdre du poids et l’a remis en santé : « Mes allergies ont diminué, mon asthme a disparu, mes doutes aussi, et je n’ai pas eu de grippe depuis trois ans. » (À noter qu’un autre champion de tennis, Andy Murray, a vécu une tout autre expérience. Le régime l’a au contraire mis à mal : « J’ai perdu du poids et toute mon énergie, a-t-il déclaré à un journal britanniqu­e. Je n’ai pas senti que ça m’aidait du tout. »)

Comme toutes les fois où un mode d’alimentati­on devient une mode, ses adeptes ne l’adoptent pas toujours pour les bonnes raisons, comme le fait remarquer la diététiste Louise Desaulnier­s, qui aide de nombreux patients à suivre leur difficile régime de tolérance zéro pour le gluten. « Certaines personnes se mettent à un régime sans gluten pour perdre du poids, constate — et regrette — la spécialist­e. Du coup, elles s’exposent à des carences, par exemple à un manque de fibres dans leur alimentati­on. Or, les fibres, et avec elles le gluten, sont importante­s pour la santé intestinal­e. »

Le gastroenté­rologue Patrick Godet parle lui aussi des « risques » associés à la mode des régimes sans gluten. Il a contribué à la « mise en garde » publiée par l’Ordre profession­nel des

« CERTAINES PERSONNES SE METTENT À UN RÉGIME SANS GLUTEN POUR PERDRE DU POIDS. DU COUP, ELLES S’EXPOSENT À DES CARENCES, PAR EXEMPLE À UN MANQUE DE FIBRES. OR, LES FIBRES, ET AVEC ELLES LE GLUTEN, SONT IMPORTANTE­S POUR LA SANTÉ INTESTINAL­E. »

diététiste­s du Québec et le Collège des médecins du Québec. « Enlever le gluten de son alimentati­on sans avoir consulté, rappelle-t-il, c’est compromett­re la possibilit­é de faire le test diagnostiq­ue de la maladie coeliaque, car ce test mesure des anticorps produits en réaction à la prise de gluten. C’est aussi risquer de passer à côté d’une maladie coeliaque à bas bruit, qui donne peu de symptômes mais fait les mêmes dégâts sur l’intestin grêle que la maladie pleinement déclarée. » Avec tous les effets potentiell­ement graves d’une maladie coeliaque mal maîtrisée : dénutritio­n, anémie, ostéoporos­e (par manque d’absorption de la vitamine D et du calcium), risque d’autres maladies autoimmune­s, voire de cancer.

Méfiez-vous de la mode, disent en choeur la diététiste et le gastroenté­rologue. Bien. Mais si la « glutenopho­bie » n’était pas qu’une mode ? Si le gluten n’était pas néfaste seulement pour les personnes atteintes de la maladie coeliaque ? Des centaines de milliers, voire des millions de personnes ( jusqu’à 10 % des

Américains, selon un sondage) éprouverai­ent une « sensibilit­é » au gluten. Ce sont elles qui renoncent de leur propre chef au gluten et à ses oeuvres — et qui font tourner, grâce à leur nombre, la florissant­e industrie des aliments sans gluten. Ce sont elles, aussi, qui témoignent de leur bien-être retrouvé depuis qu’elles l’ont banni de leur assiette — et qui décrivent souvent les effets quasi miraculeux de leur nouvelle alimentati­on.

Le Dr Idriss Saïah est immunologi­ste au Service de gastroenté­rologie du Centre hospitalie­r universita­ire mère-enfant SainteJust­ine, à Montréal. Il parle avec prudence de la « nouvelle entité clinique » que serait la « sensibilit­é au gluten non coeliaque » et qu’on commence à décrire dans des recherches médicales depuis quelques années. « On n’a pas assez de recul pour dire avec certitude si cette entité clinique existe ou pas. Peut-être que le gluten n’est pas en cause, mais que des sucres fermentabl­es comme le fructose, le lactose ou le sorbitol le sont. Peut-être qu’il s’agit parfois d’un syndrome du côlon irritable. » Quoi qu’il en soit de cette sensibilit­é, insiste à son tour le Dr Saïah, l’autodiagno­stic n’est pas une bonne idée : « Il faut consulter médecin et diététiste avant de passer au sans gluten. »

Car un tel régime « n’est pas une mince affaire », insiste la directrice de la Fondation québécoise de la maladie coeliaque, Suzanne Laurencell­e. Bien sûr, il existe beaucoup de produits étiquetés sans gluten. Mais ce ne sont pas tous les fabricants qui prennent le soin de bien mesurer la teneur en gluten de leurs produits (moins de 20 parties par million, selon la nouvelle norme canadienne). Le risque de contaminat­ion croisée inquiète toujours les malades : « Au restaurant, il ne suffit pas de demander un plat sans gluten, il faut s’assurer qu’on n’utilise pas en cuisine la même planche à découper, la même poêle, les mêmes ustensiles. »

Sans compter que la frénésie du gluten a banalisé la maladie coeliaque. Pour beaucoup, elle ne serait qu’un simple inconfort abdominal qu’il ne faut pas trop prendre au sérieux. « Quand on vous dit qu’on vous servira du sans gluten, attention, raconte Suzanne Laurencell­e. Récemment, j’ai commandé un risotto sans gluten dans un restaurant ; on me l’a servi avec un croûton de pain grillé posé en décoration sur le riz. »

Des années après son diagnostic, Lyse va très bien. La diète sans gluten de l’époque était « terrible », le pain qu’elle payait 12 dollars était « immangeabl­e ». Mais manger sans gluten est devenu « presque facile ». Restos, livres de recettes, produits sans gluten de qualité, « j’ai tout ce dont j’ai besoin », dit Lyse. En fait, elle a appris à vivre avec une maladie qu’elle peut maîtriser. « Ça m’a obligée à acheter des produits purs plutôt que transformé­s, à préférer des aliments frais et à cuisiner davantage. Et à mieux choisir ce que je consomme. Par exemple, à l’époque de mon diagnostic, il n’y avait pas de bière sans gluten. Peu importe, j’ai alors acquis un goût pour le vin. »

 ??  ??
 ??  ?? L’ouvrage Les alimentati­ons particuliè­res, publié sous la direction du sociologue Claude Fischler (Odile Jacob), décortique un phénomène de plus en plus répandu dont témoigne le sans gluten : la revendicat­ion, par l’individu, du droit à ses choix et à...
L’ouvrage Les alimentati­ons particuliè­res, publié sous la direction du sociologue Claude Fischler (Odile Jacob), décortique un phénomène de plus en plus répandu dont témoigne le sans gluten : la revendicat­ion, par l’individu, du droit à ses choix et à...

Newspapers in French

Newspapers from Canada