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L’ENFER, C’EST L’ÉCOLE !

Le nez dans leurs cahiers de l’aube au crépuscule, les élèves sud-coréens sont les champions de la réussite scolaire dans les concours internatio­naux. Mais après avoir lu ce reportage, pas sûr que vous voudrez que le Québec s’inspire de ce modèle...

- par Jean-Frédéric Légaré-Tremblay

Le nez dans leurs cahiers de l’aube au crépuscule, les élèves sud-coréens sont les champions de la réussite scolaire dans les concours internatio­naux. Mais après avoir lu ce reportage, pas sûr que vous voudrez que le Québec s’inspire de ce modèle...

Peu avant 22 h, dans une école secondaire pour garçons de Cheongju, les élèves ont encore les yeux rivés sur leurs cahiers. Malgré le silence monacal, c’est à peine s’ils remarquent l’étranger qui déambule entre les rangées. Au fond de chaque classe, des élèves sont debout, leurs cahiers posés sur un lutrin. « Que font- ils ? » demandé-je au directeur adjoint, Park Tae-kyun. « Ils luttent contre le sommeil pour continuer à étudier », répond-il alors que l’un d’entre eux se redresse in extre

mis après s’être assoupi. Pour ces jeunes Sud-Coréens, il s’agit d’un sprint d’études avant de rentrer au dortoir ou à la maison… où ils ressortiro­nt leurs notes et leurs manuels pour une dernière séance de révision, jusqu’à ce qu’ils tombent endormis un peu après minuit. Affalé sur sa chaise dans le bureau des professeur­s de cette école située à 125 km au sud de Séoul, les traits tirés par la fatigue, Park Tae-kyun assure que le marathon reprendra le lendemain dès 7 h 40. « Étudier autant n’est pas très sain », reconnaît entre deux soupirs l’homme d’une cinquantai­ne d’années, ses épaules ployant sous son col roulé et son veston sombres. « L’école ne veut pas que les élèves restent si tard : ce sont leurs parents qui le veulent ! En Corée [du Sud], la compétitio­n est très féroce entre les élèves. Ce n’est pas comme au Canada. »

Garder le nez dans ses cahiers des lueurs du matin aux heures tardives du soir n’a en effet rien d’inhabituel en Corée du Sud. Les adolescent­s du « pays du matin calme » sont les champions mondiaux de l’étude, avec en moyenne 50 heures par semaine, soit 16 de plus que la moyenne de l’OCDE (Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s), qui regroupe 34 des démocratie­s et économies de marché les plus avancées de la planète.

Les élèves sud-coréens collection­nent d’autres prestigieu­x trophées, puisqu’ils ont également obtenu les meilleurs résultats aux concours internatio­naux de lecture, de mathématiq­ues et de sciences — coiffant de peu les

élèves finlandais et canadiens — lors de la dernière évaluation menée par l’OCDE, en 2009 (les résultats de la prochaine sont attendus en décembre). Qui plus est, pas moins de 98 % des Sud-Coréens âgés de 25 à 34 ans sont titulaires d’un diplôme d’études secondaire­s, le taux le plus élevé de la planète. De quoi faire l’envie des leaders du monde entier.

Aux États- Unis, Barack Obama a appelé à plusieurs reprises les législateu­rs à s’inspirer du modèle sud- coréen, dans le but notamment de rallonger les jours et les années scolaires du système américain. Même le Québec, où seulement 72 % des élèves terminent leur secondaire en sept ans ou moins, a les yeux tournés vers la Corée du Sud. Lors de la campagne électorale de 2012, le chef de la Coalition Avenir Québec, François Legault, avait reproché aux Québécois de souvent vouloir « juste faire la belle vie », en soulignant que, dans certains pays asiatiques, « les parents veulent [que leurs enfants] deviennent tous ingénieurs » et qu’ils « sont obligés de les arrêter d’étudier le soir ». « Ils se rendent presque malades ! » avait-il ajouté.

Le chef caquiste ne croyait pas si bien dire. Car grand nombre de Sud-Coréens, des élèves aux leaders politiques en passant par les enseignant­s, ne sont pas tendres envers leur système scolaire. Lors de son discours d’investitur­e, en 2008, l’exprésiden­t Lee Myung-bak l’avait vilipendé en déclarant qu’« un curriculum uniforme, de taille unique, dirigé par le gouverneme­nt, et un système d’éducation qui n’a pour cible que l’examen d’admission à l’université ne sont pas acceptable­s ».

La course à la performanc­e scolaire a mené à une surenchère de compétitio­n, dans laquelle les jeunes Sud- Coréens ont été entraînés malgré eux. Arraché de peine et de misère à ses manuels tard dans la soirée, à l’école de Cheongju, Kim Bu-young, un élève de 17 ans en dernière année du secondaire, affirme dans un anglais hésitant qu’il doit travailler encore plus fort. « Je suis fatigué. C’est difficile. Mais

je dois avoir de meilleurs résultats. » Pourtant, ce frêle élève, dont la cravate négligemme­nt nouée pend sur sa chemise d’uniforme, est le quatrième de sa promotion en mathématiq­ues et en sciences, assure le directeur adjoint en lui donnant une tape d’encouragem­ent sur l’épaule…

La plupart des élèves sudcoréens mènent une vie spartiate entièremen­t vouée aux études, laissant de côté loisirs, sport et sommeil. Ils dorment en moyenne sept heures et demie par jour, soit une heure de moins que les jeunes Américains ou Britanniqu­es. Pendant le secondaire, leur nuit est écourtée à six heures et demie. Jusqu’à 96 % d’entre eux disent manquer de sommeil. Pas étonnant que de nombreux enseignant­s se plaignent que leurs élèves dorment pendant les cours.

Et le sommeil n’est qu’un déficit parmi tant d’autres. « Ils ne jouent pas assez, ne bougent pas assez et n’ont pas suffisamme­nt l’occasion de socialiser avec les autres jeunes », dit avec désolation Park Tae-kyun. Triste résultat : une étude universita­ire sud- coréenne révèle que ces adolescent­s sont les plus malheureux de tous ceux des pays de l’OCDE. Pas moins de un sur cinq dit d’ailleurs avoir déjà songé au suicide, qui, depuis 2011, est la principale cause de décès chez les jeunes — il est presque deux fois plus meurtrier que les accidents de la route et quatre fois plus fatal que les cancers.

Dans cette course effrénée à la performanc­e, le système public se retrouve complèteme­nt dépassé. Un gigantesqu­e réseau d’établissem­ents de tutorat privés, les hagwons, s’est développé en parallèle au fil des dernières décennies. Leur but : offrir aux élèves l’avantage qui leur permettra de se démarquer lors des examens d’entrée à l’université, par le moyen de cours d’anglais, de mathématiq­ues et de sciences, surtout. Environ trois élèves sur quatre y ont recours. Véritable industrie, les quelque 100 000

hagwons du pays génèrent 2 % du PIB, et y étudier coûte en moyenne 2 600 dollars par élève par année. À Séoul, où se concentre la majorité de ces établissem­ents privés, une famille type verse 16 % de ses revenus à cette « éducation de l’ombre ». Ainsi, même s’ils jouissent d’un réseau public gratuit jusqu’au milieu du secondaire — des droits de scolarité modérés sont exigés pour les trois dernières années —, ce sont les Sud- Coréens qui se retrouvent à débourser le plus au monde pour l’éducation de leurs enfants…

C’est dans le quartier séoulien de Gangnam que les hagwons pullulent le plus. Dévoilé au reste du monde par la star pop Psy et son désormais célèbre « Gangnam Style », le secteur le plus cossu du pays est ultraanimé de jour comme de nuit. En fin de soirée, hommes d’affaires titubant après avoir bu trop de

soju (spiritueux coréen à base de riz) et couples de yuppies aux bras chargés de sacs Lacoste et Hugo Boss arpentent ses rues bondées. À travers cette foule hétéroclit­e, on peut apercevoir des jeunes en tenue d’écolier se faufiler entre les énormes tours vitrées, regagnant leur domicile après une longue soirée au

hagwon. Pour empêcher leurs neurones de surchauffe­r, Séoul a imposé un couvre-feu sur les activités des établissem­ents de tutorat privés : depuis 2008, il leur est interdit de donner des cours après 22 h. Quelques patrouille­s nocturnes traquent les tuteurs délinquant­s, mais elles ne suffisent pas à la tâche. Sans compter que les classes ont plus d’un tour dans leur sac pour poursuivre l’enseigneme­nt tard dans la nuit — à la demande expresse des parents ! Fenêtres obstruées pour bloquer la lumière, changement de local… tous les moyens sont bons pour contourner la loi. Selon un quotidien local, une patrouille a récemment intercepté peu après le couvre-feu des tuteurs qui transporta­ient leurs élèves vers une province voisine de Séoul où la loi est plus laxiste, dans le

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 ??  ?? Sprint d’études le soir à l’école secondaire Cheongju. Afin de lutter contre le sommeil, des élèves restent debout au fond de la classe, leurs cahiers posés sur un lutrin.
Sprint d’études le soir à l’école secondaire Cheongju. Afin de lutter contre le sommeil, des élèves restent debout au fond de la classe, leurs cahiers posés sur un lutrin.
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Poussés par leurs parents, la plupart des élèves mènent une vie spartiate vouée aux études. Certains soirs, les classes sont tellement pleines que des élèves révisent leur matière dans le corridor. Leur seul but : réussir l’examen qui leur permettra...

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