LES MYSTÈRES DU RUFIN PÈLERIN
Comment retrouver sa vie après le faste de la diplomatie ? L’écrivain Jean- Christophe Rufin a pris son bâton de pèlerin. Invité du Salon du livre de Montréal, il s’est confié à notre journaliste.
Comment retrouver sa vie après le faste de la diplomatie ? L’écrivain Jean-Christophe Rufin a pris son bâton de pèlerin. Invité du Salon du livre de Montréal, il s’est confié à notre journaliste.
Dans son dernier livre, il est beaucoup question de pieds, de leur couleur, de leurs bobos, de leur odeur aussi. Car Jean-Christophe Rufin a écrit Immortelle randonnée après avoir fait, depuis le Pays basque français jusqu’en Galice, dans l’ouest de l’Espagne, le pèlerinage de Saint-Jacquesde-Compostelle.
Chemin faisant, il croise des hurluberlus, des femmes peu farouches et des mystiques. Leur motivation, rarement spirituelle, importe peu. Ils sont là pour marcher. Mais pourquoi s’est-il imposé, lui, cette épreuve? Son carnet de voyage n’apporte pas la réponse à la question. Pourquoi diable un Médecin sans frontières, membre de l’Académie française, romancier à succès, ex-diplomate prend-il son bâton de pèlerin?
Pour comprendre, il faut jeter un oeil sur son singulier CV. Après trois ans de fastes diplomatiques au Sénégal, où M. l’ambassadeur est nourri, blanchi, gardé, transporté, suivi et écouté, Rufin rentre en France. Il a envie de partir, pas très loin, mais longtemps. « Quand vous rentrez chez vous — pour moi, un grand plaisir —, ça fait bizarre sur le coup, explique-t-il. Vous vous dites: où est ma bagnole, où sont les gardes, les cuisiniers? »
Il aurait pu voir ce retour comme une déchéance. Il a préféré y voir une porte donnant sur la liberté, sur l’espoir. Le pèlerinage l’aiderait à renoncer aux serviteurs en livrée. « Le dénuement, je voulais le pousser à l’extrême », dit-il.
Le romancier avait enchaîné les sujets et les époques: Le grand Coeur se déroule au XVe siècle, Rouge Brésil au XVIe, L’Abyssin au XVIIe. Le marcheur allait enchaîner les kilomètres. L’actualité l’a rencontré chez son éditeur, Gallimard, à Paris.
Pourquoi n’êtes- vous pas devenu historien ?
L’histoire, chez moi, c’était un goût, pas une vocation. J’ai envisagé plusieurs choses : la biologie, la philosophie... Ces possibilités se sont effacées, parce que j’avais une mère qui m’a transmis l’idée qu’un métier devait avoir une utilité sociale directe. C’est une idée qui continue de me préoccuper. Le fait d’écrire, par exemple, n’est pas pour moi une activité sociale, mais personnelle, que j’ai longtemps gardée secrète d’ailleurs. Je me suis longtemps défini comme médecin, c’est-à- dire comme quelqu’un qui prend des responsabilités dans la société.
Vous faites pourtant de la vulgarisation historique.
Ce n’est pas du tout mon but. J’écris des romans.
Qui sont très « instructifs »…
J’essaie de les inscrire dans un contexte historique, mais ce n’est pas dans un but de vulgarisation du tout. Si les gens apprennent quelque chose, tant mieux. Ce qui m’intéresse, c’est le personnage et, en arrière-plan, l’époque, le lieu, etc. Je ne fais pas la différence entre roman contemporain et roman historique. Je ne sais pas quand com- mence le roman historique. Le temps du récit, c’est toujours le passé ; donc, à partir de quel moment ce passé est-il suffisamment lointain pour qu’on parle de roman « historique » ?
En quoi le regard du médecin ressemble-t-il au regard de l’écrivain ?
La médecine, comme le roman, est un art d’observation. Il y a peu de métiers où on apprend à regarder les autres. Vous vous coupez la barbe ; les gens de votre entourage s’en rendent compte huit jours après ! Le regard du médecin dépouille. Pour arriver au diagnostic, il retire les détails, les couleurs, les sentiments. Les malades viennent le voir et disent : « Il était 8 h du matin. Il y avait du vent. J’ai promené mon chien. Il est tellement gentil, mon chien. J’ai senti une douleur dans le bras. » Le médecin ne retient que « douleur dans le bras » et, peut-être, le fait qu’il faisait froid. Le reste, poubelle. Le romancier, c’est le contraire. Il évite de nommer. Il n’écrit pas : « M. Machin est un paresseux. » Il met tous les détails pour amener les lecteurs à cette conclusion.
Comment décririez-vous votre style ?
Quand je me lâche, si je puis dire, c’est un français classique. Cela ne veut pas dire grand-chose, mais je relis toujours, le matin, avant de commencer à écrire, quelques pages des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Pour moi, c’est une espèce de modèle absolu de clarté, ce français des Lumières, l’expression de la raison qui éclaire à travers la langue. C’est le français que j’ai le plus de plaisir à écrire. J’utilise tous les temps de verbe, toutes les propositions.
J’écris une langue classique, voire surannée. On peut croire que je fais exprès, mais j’ai appris le français avec mon grand-père, qui avait fait du grec et du
latin. Donc, pour moi, c’est naturel. En revanche, dans un roman contemporain comme Katiba, plutôt un roman d’espionnage, j’ai adopté un style extrêmement plat. La complexité du registre soutenu n’était pas adaptée à un sujet aussi politique.
Vous pensez beaucoup aux lecteurs en écrivant ?
Je fais partie des gens qui n’écrivent pas pour eux-mêmes. J’écris pour les autres. En tant que lecteur, j’aime bien les écrivains généreux, qui ont augmenté la difficulté de leur travail pour simplifier celui du lecteur, pour permettre au lecteur d’avoir accès à un récit qui le captive et, dans ce récit, d’avoir accès à plus de choses. Cela exige du travail. Avant d’écrire, je réfléchis beaucoup au plan. Il y a une mécanique qui consiste à se mettre à la place du lecteur, d’imaginer ce qu’il peut comprendre. On peut très bien, en écrivant, sauter cette étape et se faire plaisir, écrire ce qui nous passe par la tête. Parfois, c’est même très beau. Mais j’ai un souci du lecteur, une espèce de politesse à son égard. Je n’oublie jamais qu’il est là.
Quand votre plan est fait, votre livre est-il fait ?
Hélas, non, parce qu’il faut l’écrire ! Je fais en général assez vite. Quand vous commencez à écrire, une activité assez intense, il y a une discipline qui s’impose, très lourde, même physiquement. Je continue d’écrire à la main. Cela fait de gros paquets de feuilles. J’écris avec un stylo.
Avec beaucoup de ratures ?
Sans ratures. D’ailleurs, je conservais mes manuscrits chez moi, à la montagne. Le problème, c’est qu’il y a des souris l’hiver. La Bibliothèque nationale de France, lorsqu’elle a réuni les manuscrits qui avaient remporté le prix Goncourt, m’a demandé celui de Rouge Brésil. (Je me suis dit qu’il ne se ferait pas bouffer, celui-là…) Quand je le leur ai donné, ils l’ont regardé en me disant : « Mais ça, c’est une copie ! » Effectivement, il y avait très peu de ratures. J’écris un texte assez proche du texte définitif. Ensuite, je le fais taper, et j’apporte des modifications à l’écran. Mais elles sont en général assez minimes. Donc, le manuscrit a l’air d’être une copie.
J’écris vite. On est en l’air. On raconte son affaire. Si on laisse retomber le truc, c’est très difficile de redécoller. Après, c’est poisseux, ça ne va pas du tout. J’écris le matin, tôt, entre 6 h et 7 h — cela dépend de l’heure où je me suis couché —, quand je suis encore un peu dans les vapes. Je ne suis pas du tout conscient de ce qui se passe, mais je me suis préparé la veille et je sais ce que je vais dire. Alors, je décolle et je reste en l’air. Si je me casse la figure, j’ai beaucoup de mal à redécoller.
Apporter sa tablette électronique en pèlerinage pour suivre une série télé, cela ne fait pas un peu désordre ?
Je ne l’ai pratiquement pas ouverte. En réalité, c’est parce que je suis parti sans téléphone, et je voulais quand même qu’on puisse me trouver. Cela ne m’a servi à rien, parce que je n’avais pas de réseau. Si je devais repartir, je prendrais plutôt une liseuse.