L’actualité

LE GÉNIE DANS LA CONSOLE

- par David Desjardins

ENquelques heures, j’avais dévalé les rues à 200 km/h au volant de voitures volées, dévalisé des banques et tué des policiers, semant la terreur sur mon passage. J’étais aussi entré par effraction dans une maison, j’avais battu ses occupants et chapardé encore d’autres voitures, sans jamais sortir de mon salon. Sulfureux, controvers­é et dangereuse­ment « addictif », le jeu vidéo Grand Theft Auto Five (ou GTA V pour les initiés) m’a permis de faire tout cela, et bien plus encore. En trois jours seulement, la production des studios américains Rockstar, parue le 17 septembre, avait atteint le milliard de dollars de ventes. Un record.

Par millions, donc, nous avons passé les dernières semaines à triturer notre part d’ombre et à nous complaire dans l’anarchie.

Parce qu’on peut tout faire dans GTA. Même déroger au scénario et agir comme le plus abject des psychopath­es. On évolue en marge de la loi, de toute morale. C’est une part de l’attrait du jeu, qui agit comme une soupape. Mais on ne peut pas le réduire à si peu.

Ce qui me fascine bien plus encore, c’est sa manière de pousser l’expérience de la fiction un cran plus loin, et ainsi de surpasser le cinéma à bien des égards, parce qu’il modifie la perspectiv­e du spectateur. Désormais aux commandes, ce dernier devient acteur, et un peu réalisateu­r aussi. Il interprète des personnage­s, modifie le récit, choisit la musique en cours de partie. La qualité du scénario sur lequel repose la trame narrative n’a rien à envier à la majorité des films de gangsters, l’animation est sublime, et le territoire de Los Santos, ville fictive dans laquelle se déroule l’action, est si complexe et vaste qu’on peut facilement s’y égarer.

Et y perdre son vernis de civilisati­on. Mais pour mieux le retrouver.

C’est le versant que les détracteur­s des jeux vidéo violents ne saisissent jamais : le volet éducatif de cette brutalité. Ou pour reprendre une expression glanée sur quelque site consacré aux jeux et dont j’oublie le nom : c’est l’apprentiss­age moral par l’expérience vécue.

Cette barbarie ne fait même pas l’unanimité dans le monde du jeu vidéo. Sur Gameblog, un site français consacré au genre, deux membres de la rédaction se demandaien­t si le jeu ne va pas trop loin en obligeant celui qui tient la manette à participer à une séance de torture. Je ne le crois pas. Comme Le

parrain n’allait pas trop loin dans ses plus sanglantes tueries. Ni le personnage qu’incarne Michael Madsen dans Reservoir Dogs lorsqu’il coupe une oreille à un policier. Montrer la brutalité, ce n’est pas la cautionner.

Devant l’écran, il y a un plaisir pervers, comme dans le film d’horreur, à être témoin de cette violence. Un plaisir mêlé de répulsion. C’est encore plus vrai quand on est aux commandes, dans un jeu.

Car à la fin, dans cet espace de totale liberté qu’est GTA, c’est le sens moral du joueur qui est mis à l’épreuve. Sa capacité de tout massacrer sur son passage s’oppose à la profonde vacuité de cet acte, et le virtuel devient un écho de ce genre d’horreur dans le réel. Le joueur est forcé de s’interroger sur les notions de bien et de mal. Et rapidement, cette liberté devient un terrain de réflexion sur soi. Un enjeu philosophi­que.

On n’a pas à réclamer des jeux vidéo qu’ils soient éducatifs. Mais celui-ci l’est, d’une manière superbemen­t tordue.

Portrait sauvage d’une Amérique qui l’est au moins autant, GTA V est la plus efficace critique de société que j’aie vue depuis longtemps. C’est une oeuvre d’art, riche et complexe, qui réussit le tour de force de divertir en plaçant le joueur devant ce que sa condition humaine recèle de pire, bien au-delà du malaise, parfois jusqu’au dégoût. Même de soi. Son génie, c’est que malgré tout cela, on a encore envie d’y jouer.

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