ILS SOUFFRENT SANS DIRE UN MOT
Plus on connaît les animaux, avance l’éthologiste Boris Cyrulnik, moins on a envie de les manger. Le végétarisme est dans l’air et de plus en plus de jeunes se détournent de la viande rouge. Vous n’avalerez pas votre hamburger avec appétit après avoir lu les conversations de trois intellectuels végétariens, qui remettent en question de nombreuses idées reçues sur la douleur animale. Oui, même les poissons souffrent au bout de l’hameçon, racontent-ils. Pourquoi cesserions-nous d’être carnivores? Pour mettre fin à la souffrance des animaux et surtout pour protéger l’environnement. C’est l’élevage et l’abattage industriels qui sont au coeur du mouvement végétarien. « Si, par exemple, dit Peter Singer, vous aviez à choisir entre devenir végétarien et arrêter de conduire une voiture, sachez que vous réduiriez davantage votre empreinte carbone en cessant de consommer de la viande qu’en renonçant à conduire votre voiture. » Il faut prévenir Greenpeace, qui se trompe de cible.
Saurions-nous renoncer au foie gras, au homard thermidor ? La gastronomie est un marqueur identitaire ; certains aiment le tartare, d’autres les viandes bouillies, et c’est en Angleterre, dans les années 1970, qu’a pris naissance le mouvement radical de libération des animaux, dont Peter Singer est un des fondateurs. Ce philosophe utilitariste (augmenter le plaisir, diminuer la souffrance) affirme que les animaux ne sont pas à notre service et que la vie humaine n’a rien de sacré. Inspiré de Jeremy Bentham, son mouvement est dans le droit fil de l’humanisation du milieu carcéral, de l’abolition de l’esclavage et du droit des femmes à l’égalité. Ses disciples attaquent les laboratoires pharmaceutiques pour libérer souris et singes.
La tradition chrétienne n’a jamais accordé beaucoup d’importance à cette question, car les animaux, disait saint Augustin, ne pouvaient connaître la souffrance, n’étant pas partie prenante du péché originel. Mais aujourd’hui, la philosophie française, avec Élisabeth de Fontenay, tout en s’opposant fortement à l’utilitariste Singer, pour qui un animal en détresse l’emporte sur un débile, évoque la responsabilité que nous avons envers les animaux. Fontenay croit à une hiérarchie animale, et que l’homme affirme sa différence par la culture.
Après Darwin, nous avons accepté notre parenté animale, et la transcription de l’ADN nous rapproche non seulement des grands singes, mais aussi des vers de terre. En fait, nous savons désormais que les animaux sont des êtres complexes, doués d’une conscience, d’une mémoire, d’un langage, qu’ils fabriquent des outils, sont capables de colère, d’humour, de solidarité, de dissimulation, d’attachement. Depuis les chimpanzés de Jane Goodall, les gorilles de Diane Fossey ou les éléphants de Cynthia Moss, nous avons ouvert les yeux sur des sociétés animales complexes, qui pratiquent même des rites funéraires.
« Le fait qu’on se soucie des animaux aujourd’hui, dit Cyrulnik, est un signe que l’humanité progresse, que la morale gagne du terrain. Nous avons tous été des anthropophages au début de l’histoire de l’humanité, sans quoi nous n’aurions jamais survécu. » Est-on plus humain parce qu’on est végétarien ? Hitler l’était, lui, qui a mis fin aux abattages rituels tout en sacrifiant des millions d’êtres humains dans les chambres à gaz.
Les animaux aussi ont des droits, par Boris Cyrulnik, Élisabeth de Fontenay et Peter Singer, réunis par Karine Lou Matignon, Seuil, 268 p., 25,95 $.