ATTENTION, FRAGILE
Pas étonnant que les armées modernes rêvent de drones télécommandés : malgré tous les perfectionnements de l’équipement militaire, le corps humain demeure une petite chose d’une grande fragilité. Paolo Giordano en fait la preuve par trois dans un glorieux roman sur la débâcle d’une mission italienne en Afghanistan intitulé, sans équivoque, Le corps humain. Sur un ton entre le cynisme de Voyage au bout
de la nuit, de Céline, et la farce des Bidasses en folie, le roman dépeint le quotidien du troisième peloton de la compagnie Charlie, parachuté sur une base dont le seul bâtiment en état est l’armurerie. Attirés là par la promesse d’aventure, la perspective d’étendues de marijuana illimitées et le fantasme de soldates américaines aux désirs effrénés, les hommes découvrent le marasme du désoeuvrement. Quand ils ne s’adonnent pas à des activités domestiques « peu viriles dans d’autres circonstances », ils traînent en peignoir rose ou orange, jouent des tours au souffredouleur du groupe, gèrent de loin leurs relations avec une mère étouffante, une fiancée jalouse ou une amante virtuelle.
Leur seule mission, pour laquelle ils s’habillent « d’une manière cérémonieuse, comme des héros antiques », est de distribuer des bonbons aux enfants du village, qu’ils traitent avec méchanceté et prennent en photo dans le seul but d’enrichir leur profil sur le Net. « On finira par perdre cette guerre comme ça, dit l’un d’eux. Ces crapules nous feront mourir d’ennui. »
Jour après jour, ils s’efforcent de sculpter leurs muscles, de s’acclimater à la poussière, de survivre aux intoxications alimentaires, de s’endurcir aux coups de soleil, parce qu’« un soldat n’étale pas de la crème sur le dos d’un autre soldat ». Ils prennent des antidépresseurs en cachette, mais refusent les anxiolytiques, sous prétexte que « ces trucslà empêchent de bander ». Ils s’entraînent surtout à détecter les bombes artisanales, qui sont partout : « Nous sommes les chiens truffiers de cette guerre. »
Tous ces efforts sont pulvérisés quand leur convoi tombe dans une embuscade. « C’est donc ainsi que se détruit un corps humain », songe le plus jeune du groupe, pendant que ses camarades ramassent dans des sacspoubelles les mor ceaux carbonisés et éparpillés, « comme à la cueillette des champignons », sans même pouvoir les identifier.
Le médecin du peloton est orthopédiste et omet de donner de la morphine aux blessés. Pour aider les hommes à surmonter les séquelles de l’hécatombe, on leur envoie un psychologue « trop jeune pour s’aventurer dans l’esprit de quiconque, le sien compris ». Les hommes n’auront d’autre choix que de continuer, « comme si de rien n’était », et d’évacuer les traumatismes subis par le corps sous forme de fièvre, de violence ou d’insomnie.
À aucun moment Paolo Giordano ne nous laisse oublier qu’un corps d’armée est fait de corps individuels et que, sans eux, la guerre perdrait le peu d’humanité qu’elle a. Après la réussite de son premier roman, La solitude des nombres premiers, il confirme, avec cette oeuvre aussi drôle que puissante, qu’il mérite amplement son titre de jeune prodige des lettres italiennes.