L’actualité

LE DILEMME CANTAT

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Dans tout le répertoire des Beatles, on trouve 613 mentions du mot « love ». On peut présumer que John Lennon en a écrit et chanté environ la moitié. Le même Lennon qui a avoué avoir, dans sa jeunesse, violenté les femmes dont il était amoureux.

Miles Davis, lui, n’a jamais chanté l’amour, préférant le jazz instrument­al. Est-ce alors moins difficile de concilier son génie musical avec le fait que son ex-femme, Frances Taylor, dit avoir dû fuir plusieurs fois les colères du trompettis­te pour rester en vie ?

Dans ces cas, peut-on séparer le créateur détestable de l’oeuvre admirable ? Après tout, l’introducti­on de batterie de la chanson « Be My Baby », des Ronettes, n’est pas devenue moins géniale ou emblématiq­ue le jour où le producteur musical Phil Spector a été condamné pour meurtre.

Le même genre de dilemme se posera de nouveau, le 18 novembre prochain, quand paraîtra l’album solo du Français Bertrand Cantat. Avec son groupe Noir Désir, Cantat chantait des idéaux de justice et de paix. De le voir condamné à huit ans de prison pour le meurtre de Marie Trintignan­t n’en a été que plus choquant. Dix années plus tard, sa peine purgée, le voici de retour à l’avant-scène, seul.

Doit-on parler des oeuvres d’un homme qui fut un jour condamné pour meurtre ? Doit-on même les écouter ? Se trouvera-t-on alors à dire, par la bande, que de battre et tuer sa conjointe, ce sont des broutilles ?

On a tendance à vouloir faire des artistes qui chamboulen­t notre vie des modèles pour tous les pans de notre existence. Or, certains n’ont rien à offrir de plus que ce qu’ils créent dans leur atelier, dans un studio ou en frappant les touches d’un clavier.

Lorsque j’étais au cégep, une affiche de Miles Davis trônait dans ma chambre. Elle est maintenant au fond d’une garde-robe. Au fil de mes lectures, j’ai compris que je ne pouvais pas admirer Miles Davis, l’humain. Avec ses conjointes comme avec ses musiciens, il était un salaud. Un disque de Miles Davis, cependant, reste un objet de beauté... que j’ai dû apprendre à apprécier autrement, en me limitant à ce qui est dessus.

Peut-on « apprécier autrement » Bertrand Cantat ? Visiblemen­t, certains le peuvent. Peut-être sont-ils capables de détacher le poème du poète. Peut-être, au contraire, gardent-ils les deux liés et peut-être que l’expérience particuliè­re de Cantat lui donne un point de vue unique sur la vie, un point de vue qu’aucun autre artiste ne pourrait offrir. Ce point de vue doit-il être entendu ? A-t-il le droit d’être exprimé ? L’écouter, est-ce donner son approbatio­n à quoi que ce soit ?

L’art existe pour poser des questions dont il n’a pas toujours les réponses. Et parfois, la question, c’est l’artiste lui-même.

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