BIENTÔT UNE LIGUE MONDIALE ?
Qu’il neige, grêle ou pleuve, Viacheslav Fetisov ne manquerait ce rendez-vous pour rien au monde. Trois soirs par semaine, dans un complexe sportif privé de Moscou sous haute surveillance policière, il troque veston et cravate contre épaulières et jambières.
Sur la patinoire, cet ancien défenseur étoile du Dynamo de Moscou, des Devils du New Jersey et des Red Wings de Détroit retrouve un club choisi formé de légendes russes du hockey et de politiciens de haut rang. En ce soir de novembre, il jouera notamment avec le ministre de la Défense et le maire adjoint de Moscou. Un invité de marque se joint régulièrement à eux : le président russe luimême, Vladimir Poutine.
« C’est moi qui lui ai montré à patiner », me dit fièrement Fetisov, qui, à 55 ans, a conservé sa carrure athlétique.
Nommé ministre des Sports par Poutine, en 2004, Viacheslav Fetisov n’a pas mis de temps à organiser ces rencontres au sommet. « Je me suis dit que si j’amenais les big shots à vibrer pour ce sport, ils soutiendraient tout pro jet pour le mettre en valeur », me dit-il en anglais. C’est ainsi que le ministre — devenu depuis membre du Conseil de la Fédération de Russie (le Sénat, en quelque sorte) — a pu con vaincre les autorités russes de débourser des milliards de roubles pour bâtir plus de 300 arénas aux quatre coins de ce pays de 142 millions d’habitants.
Et c’est dans ce contexte qu’est né un objectif autrement plus ambitieux : créer une ligue paneuropéenne pour enrayer l’exode des meilleurs joueurs russes vers l’Amérique du Nord, dans la Ligue nationale de hockey (LNH).
Née des cendres de la Superliga russe (la Superligue), qui comptait 20 équipes, la Ligue continentale de hockey (KHL) a présenté ses premières parties en 2008. Depuis, elle n’a cessé de gagner en influence et en crédibilité. Elle compte aujourd’hui 28 équipes réparties dans neuf pays (et 10 fuseaux horaires), dont la République tchèque, la Slovaquie, la Lettonie, le Bélarus et l’Ukraine.
Cette saison, la ligue a frappé un grand coup en débauchant des Devils du New Jersey l’une des plus grandes vedettes de la LNH, Ilya Kovalchuk. Le Russe de 31 ans a rompu un contrat de 10 ans, d’une valeur de 100 millions de dollars, pour rejoindre le SKA de Saint-Pétersbourg. D’autres grands noms russes pourraient bientôt l’imiter, laisse entendre Fetisov.
« Dans cinq ans, le niveau de jeu dans la KHL sera meilleur que dans la LNH », clame-t-il en remontant ses fines lunettes rondes sur son nez.
Au départ, la KHL ne se posait pas en rivale de la LNH, jure pourtant Fetisov, que je rencontre dans un chic restaurant du centre-ville de Moscou. Peu avant de lancer les activités de la ligue, racontet-il, il s’est rendu à New York pour voir le commissaire de la Ligue nationale de hockey, Gary Bettman. « Je lui ai dit qu’on devrait collaborer pour étendre l’influence du hockey, ouvrir de nouveaux marchés pour ce sport inventé par des Canadiens, raconte-t-il. Que la Chine, le Japon, la Corée pourraient nous amener plus de partisans et d’argent et qu’on devrait se battre contre le soccer et le basketball. »
Bettman lui aurait répondu que ce projet était irréaliste. « J’ai dit : “O.K., mais nous, on veut le faire, et je vous offre d’être partenaire.” Il a refusé. C’est triste. Géographiquement et idéologiquement, la KHL est l’instrument parfait pour assurer l’expansion du hockey dans le monde. »
Beaucoup d’observateurs voient dans cette KHL d’abord et avant tout un instrument de propagande.
Le président russe, Vladimir Poutine, a fait de l’essor de cette ligue un projet personnel, dit Genadi Boguslavski, 40 ans, collaborateur au quotidien russe Sovet
sky Sport. La plupart des dirigeants et propriétaires des clubs sont de riches oligarques très proches du pouvoir. Les géants de l’industrie gazière et pétrolière russe Gazprom et Rosneft, sous forte influence du Kremlin, injectent des millions de dollars dans la commandite de la KHL.
«Cette ligue est manifestement, à la base, un instrument politique, pour attiser la fibre patriotique et montrer que les Russes peuvent vaincre la LNH en Europe », dit Genadi Boguslavski.
Selon le journaliste, ce n’est pas un hasard si la KHL compte sensiblement le même nombre d’équipes que la LNH (28 contre 30), divisées en deux associations. Ce n’est pas non plus un hasard si elle organise un Match des étoiles et, depuis peu, une Classique hivernale — des
matchs disputés dans de grands stades extérieurs pour augmenter la popularité du sport. « Son modèle, c’est la Ligue nationale », dit Boguslavski.
Pour l’heure, la KHL fait encore pâle figure à côté de sa rivale nord-américaine.
Seule une poignée d’équipes évoluent dans des amphithéâtres de plus de 12 000 places. Les autres jouent dans des arénas dignes des ligues mineures en Amérique du Nord. Celui du mythique club de l’Armée rouge, le CSKA, au centre de Moscou, compte tout juste 5 000 places, rarement toutes occupées.
L’automne dernier, j’ai assisté à un match de l’Atlant de Moscou, l’une des quatre autres équipes de la métropole russe. Malgré le faible prix des billets (de 5 à 10 dollars l’unité), moins de 4 000 spectateurs s’étaient déplacés pour l’affrontement contre le Lev de Prague. L’atmosphère se rapprochait de celle d’un match de la Ligue de hockey junior majeur du Québec. À une exception près : pendant les pauses, une dizaine de danseuses se déhanchaient, en petite tenue, sur des estrades aménagées de part et d’autre de la patinoire...
« C’est vrai que les assistances ne sont pas comparables à celles de la LNH », dit Marc-André Gragnani, défenseur du Lev de Prague, rencontré après le match à la sortie du vestiaire de son équipe. « Mais je serais prêt à parier que 5 000 Russes font plus de bruit que 15 000 spectateurs à Colombus, dans la LNH. »
Repêché par les Sabres de Buffalo, ce Montréalais de 26 ans a disputé 74 matchs dans la LNH (dont 14 avec les Canucks de Vancouver), entrecoupés de séjours dans les ligues mineures. « En général, je crois qu’il y a plus de talent ici, même s’il y a moins de vedettes, parce que le quatrième trio est souvent aussi fort que le premier. »
Son coéquipier Ryan O’Byrne, un défenseur format géant (1,96 m), ancien du Canadien de Montréal, admet qu’il aurait préféré rester dans la LNH, même s’il dit « adorer » son séjour à Prague.
« Quand tu grandis en Amérique du Nord, tu ne penses pas à l’Europe : il n’existe que la LNH. Mais pour les Européens, c’est une autre histoire. Si les équipes de la LNH ne leur promettent pas un poste, ils n’iront pas dans les mineures en attendant. »
La KHL offre des salaires alléchants, chiffrés en millions de dollars pour les meilleurs. Et les conditions de travail y sont comparables à celles de la LNH. Les joueurs du Lev, par exemple, logent toujours dans des hôtels cinq étoiles et se déplacent en jet privé, un Boeing 737 aménagé pour eux. De plus, ils disputent moins de parties que dans la LNH. Et ils peuvent souvent rentrer à la maison après un match à l’étranger.
Les Nord-Américains auraient tort de sous-estimer la KHL, selon le journaliste québécois Alexandre Pouliot-Roberge. Établi à Moscou depuis trois ans, il couvre — en français — la KHL neuf mois par an pour un site Web qu’il a fondé ( gazettedu hockey.com). Il collabore aussi à diverses radios québécoises.
« Mon héros d’enfance était un Russe, Valeri Kamensky, des Nordiques », dit ce trentenaire originaire de Québec. Quand le club a quitté la ville, en 1995, PouliotRoberge s’est désintéressé de la LNH. Puis, des années plus tard, quand il a appris la création de la KHL, la vie de ce passionné d’histoire russe a basculé.
« J’ai voulu suivre les activités de l’équipe de l’Armée rouge, mais sur Internet, tout était en russe. » Pouliot-Roberge a alors appris la langue de Trotski (un autre de ses héros) et mis le cap sur la Russie.
« Je veux créer un pont d’information entre la KHL et l’Amérique du Nord, m’expliquet-il après un match de l’Atlant de Moscou. Ce qui se passe en Russie et en Europe est extrêmement important, c’est en train de bouleverser le système de hockey à l’échelle internationale. »
Alexandre Pouliot-Roberge donne l’exemple du Slovan de Bratislava, qui s’est joint à la
KHL en 2012. « Ce club écrasait tous ses adversaires au championnat national de Slovaquie, dit-il. Son départ a ramené une plus grande parité dans le championnat slovaque. » Idem pour le Medvescak de Zagreb, l’équipe la plus populaire de Croatie, qui s’est intégrée à la KHL cette saison.
L’an prochain, ce sera au tour du Jokerit d’Helsinki, de Finlande, de grossir les rangs de la Ligue continentale. Racheté à 49 % par un milliardaire russe, le club sera le premier de la KHL établi en dehors de l’ancien bloc soviétique. Ce transfert a créé tout un émoi dans la ligue d’élite finlandaise, qui perd l’un de ses joyaux. Il sème aussi l’inquiétude dans la LNH, qui repêche de nombreux joueurs dans la ligue finlandaise.
« Quel est le but de la LNH ? demande Alexandre PouliotRoberge. Offrir le meilleur produit possible à sa clientèle d’Amérique du Nord ou écraser tout le monde et être la seule ligue majeure de la planète ? »
Dans le premier cas, les dirigeants de la LNH peuvent dormir sur leurs deux oreilles, puisqu’ils peuvent compter sur un bassin de joueurs américains beaucoup plus important qu’auparavant. Aujourd’hui, le quart des hockeyeurs de cette ligue viennent des États-Unis, soit 10 % de plus qu’il y a 10 ans. Et la proportion va en augmentant.
Alexandre Pouliot-Roberge serait étonné que l’objectif de Gary Bettman soit de saboter la KHL. « La clé pour continuer d’avoir des joueurs-vedettes est d’appuyer le développement du hockey mineur aux États-Unis, dit-il. Le rêve du commissaire de la LNH est que le prochain Sidney Crosby naisse à Dallas ! »
Si la prochaine vedette naît à Moscou, Zagreb ou Helsinki, les amateurs de hockey d’Amérique du Nord pourraient ne jamais la voir étourdir ses adversaires. Car cette étoile pourrait choisir la KHL, convient Alexandre Pouliot-Roberge.
C’est exactement ce que souhaite Viacheslav Fetisov, l’un des cofondateurs de cette ligue. « Je rêve de voir autant d’intérêt pour la conquête de la coupe Gagarine [en l’honneur du célèbre cosmonaute et qui récompense la meilleure équipe de la KHL] que pour celle de la coupe Stanley », dit-il.
Mais son plus grand rêve serait de réussir à « promouvoir le hoc- key à l’échelle mondiale ». Et la meilleure stratégie pour y parvenir serait d’établir un partenariat avec la Ligue nationale de hockey, martèle Fetisov.
« La LNH n’a jamais été capable d’étendre le hockey en dehors de l’Amérique du Nord. Même si Gary Bettman a refusé mon offre de partenariat dans le passé, il n’est pas trop tard pour changer d’idée. Ça pourrait se faire aujourd’hui ou demain », me dit Fetisov avant de mettre fin à l’entrevue. « Excusez-moi, je suis déjà en retard pour mon match de hockey. » Puis il ajoute en souriant : « Je n’arrive pas à me libérer de cette dépendance… »