QUAND L’ÉCONOMIE MÈNE À LA GUERRE
Dans un article écrit pour l’Institut Brookings — un important groupe de réflexion américain —, l’historienne canadienne Margaret MacMillan fait un rapprochement troublant entre les circonstances qui ont conduit à la Première Guerre mondiale et les rivalités et conflits actuels. Les tensions en Ukraine entre la Russie, l’Union européenne et les ÉtatsUnis risquent d’illustrer tristement sa thèse.
Replongeons-nous en 1914. Le monde est en paix depuis la fin des grandes guerres napoléoniennes, un siècle plus tôt. L’électricité éclaire désormais les rues et les maisons. Le téléphone et le télégraphe font tomber les frontières, et le commerce prend son essor grâce aux chemins de fer et aux bateaux à vapeur. L’économie mondiale connaît, de 1870 à 1913, la plus grande période de prospérité de l’histoire. On disait même à l’époque que la mon-
dialisation des échanges empêcherait les conflits entre nations.
Puis survint la Première Guerre mondiale...
C’était il y a 100 ans. Mais ça pourrait être demain.
Tout comme il y a 100 ans, le monde a traversé, depuis la fin de la Deuxième Guerre, une grande période sans conflit majeur. Et tout comme il y a 100 ans également, les innovations bouleversent les communications et le commerce. La taille de l’économie mondiale a été multipliée par 9 de 1951 à 2010, grâce à une augmentation du commerce international, qui pour sa part a été multiplié par 33.
Comme en 1914, des puissances émergentes menacent aujourd’hui la suprématie des pays qui dominent le monde depuis des décennies. C’est avec cette réalité en tête qu’il faut observer le bras de fer qui se joue autour de l’Ukraine ou les rivalités en Asie entre les Chinois, les Japonais et les Américains.
Il y a 100 ans, l’industrie allemande était en pleine poussée. Elle avait besoin de nouveaux marchés et d’un meilleur accès aux matières premières. L’Allemagne voulait remplacer le RoyaumeUni comme première puissance européenne et première puissance maritime au monde. Pour y parvenir, elle reluquait les colonies françaises et britanniques en Afrique.
Aujourd’hui, la Chine espère devancer les ÉtatsUnis comme première puissance économique mondiale pour ce qui est du PIB, après avoir pris le premier rang sur le plan de la production industrielle et des échanges commerciaux. Les Chinois investissent massivement en Afrique pour s’assurer un accès continu aux matières premières. Pékin veut aussi protéger ses voies de navigation maritime en disputant au Japon, au Viêt Nam et aux Philippines des archipels en mer de Chine orientale. Pour avoir les moyens de ses ambitions, l’Empire du Milieu aura doublé ses dépenses militaires en 2015 par rapport à 2012.
Autre puissance émergente, la Russie joue à fond la carte de l’énergie pour redevenir un acteur qui compte sur la scène internationale. Derrière la crise en Ukraine et le retour de la Crimée dans la Fédération de Russie se cache une intense rivalité commerciale avec l’Europe pour le marché ukrainien.
La Russie veut créer son propre bloc de libre-échange économique, l’Union eurasiatique. Et Moscou tient à ce que l’Ukraine en fasse partie. De son point de vue, il est inconcevable que ce voisin immédiat lui tourne le dos et s’allie avec l’Union européenne. C’est d’autant plus inacceptable que la Russie achète le quart des exportations de l’Ukraine... et qu’elle lui vend 58 % du gaz naturel consommé par les Ukrainiens.
La Chine et la Russie sont aussi devenues des acteurs pivots de la scène diplomatique mondiale. Par exemple, les deux s’opposent aux sanctions imposées à l’Iran pour son programme nucléaire et soutiennent le régime du président de la Syrie, Bachar al-Assad.
En 1914, une cascade d’événements avait amplifié les rivalités économiques et conduit à un conflit militaire mondial. En juin, l’archiduc FrançoisFerdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, était assassiné par un nationaliste serbe à Sarajevo. L’Empire austro-hongrois (qui contrôlait la majeure partie des pays actuels de l’Europe de l’Est et du Sud-Est) est aussitôt entré en guerre contre la Serbie. Les alliés de l’un et de l’autre prirent position. Le kaiser allemand défendra son allié austrohongrois. Le tsar russe viendra en aide à son allié slave. Le roi britannique et le gouvernement français respecteront les termes de leur alliance avec la Russie. Six semaines après l’assassinat, presque toute l’Europe était en guerre !
Comme en 1914, nous sommes persuadés que les armes modernes vont dissuader les grandes puissances d’engager directement le combat. Comme à l’époque, nous croyons que les intérêts économiques prévaudront sur les prétentions territoriales.
Les comparaisons entre les deux époques sont nombreuses. S’il faut en retenir une leçon, c’est que la paix ne tient qu’à un fil. Et qu’une catastrophe est bien vite arrivée.