Monsieur 100 000 pubs
Jacques Bouchard fut le premier à dire aux publicitaires de Toronto que le Québec était une société distincte. À partir de ce moment, la pub y prit un air bien de chez nous qui plut instantanément !
27 mars 1963, un article du Toronto Daily Star annonce que « le secret pour vendre au Québec repose sur les lits jumeaux »... On y explique : « Quand un francophone nous parle d’un publicitaire qui est adepte des lits jumeaux, écrit Patrick Fellows, il ne révèle là rien d’intime, de grivois ou de déplacé. Il parle d’une approche à adopter pour la mise en marché au Canada français. »
Le « francophone » en question, c’est Jacques Bouchard, qui s’est adressé la veille au Toronto Advertising and Sales Club en soulignant : « Les dépenses en publicité et en promotion faites pour rejoindre le marché canadien-français représentent seulement un tiers de ce qu’elles devraient être, en proportion de la population et de son pouvoir d’achat. Les Canadiens français ont des idées fraîches, de nouveaux besoins, davantage d’argent, et ils sont plus français que jamais. »
Selon lui, les campagnes de publicité canadiennes-anglaises et canadiennes-françaises, tout en cohabitant dans la même chambre, ont tout intérêt à « faire lit à part ».
« Cette expression de lits jumeaux décrit l’art raffiné de rendre vos investissements en marketing tout aussi profitables au Canada français que dans les autres régions du pays. Elle traduit cette attitude mentale du spécialiste anglophone en marketing qui ne pense plus désormais appartenir à une race supérieure et qui ne laisse pas ses préjugés ou son ignorance du marché francophone freiner ses efforts de vente. Cette expression traduit également l’attitude de son homologue francophone qui a perdu ses complexes d’infériorité et qui n’exerce plus son
* Discours du 26 mars 1963 de Jacques Bouchard, traduit par JeanMarie Allard dans La pub : 30 ans de publicité au Québec, Libre Expression et le Publicité Club de Montréal, 1989.
métier au Québec seulement, mais plutôt dans une région du Canada qui se trouve à parler majoritairement le français… parce qu’il faut cesser d’être des publicitaires tout court. We all
agree. »* Avec cette image des « lits jumeaux » et des titres accrocheurs comme « Why French Girls Always Say Yes… », le maître de la formule qu’est Jacques Bouchard fait mouche : ses conférences à Toronto attirent les publicitaires, les annonceurs… et les journalistes. Et surtout, son propos commence à faire son chemin chez les Canadiens anglophones : les Québécois, tout en faisant partie du grand ensemble nord-américain, ont des caractéristiques socioculturelles (qu’il baptisera plus tard « cordes sensibles ») très différentes de celles du marché anglophone, et toutes les activités de marketing d’une entreprise doivent tenir compte de cette réalité. Jacques Bouchard peut étayer sa thèse en citant les succès obtenus par Labatt grâce aux initiatives avec « Monsieur 50 » et « les grandes familles québécoises ». Il peut aussi puiser dans le contenu d’une petite plaquette qu’il a écrite et publiée en 1960, à compte d’auteur (sous l’appellation « Éditions de la Belle Province »), et intitulée The Twin Bed Marketing Technique, dans laquelle il inaugurait, justement, cette fameuse formule des lits jumeaux.
Si le terme de « lits jumeaux » fait des adeptes et sait retenir l’attention, la théorie est aussi l’objet de débats qui durent encore, après des décennies. Si beaucoup voient dans ce discours le catalyseur à l’essor de toute une industrie, ses détracteurs lui reprocheront d’avoir confiné la publicité québécoise dans un ghetto, et, tout en étant d’accord pour s’opposer aux traductions « bêtes et serviles », ils soutiendront qu’une adaptation française bien faite, quand le
contexte s’y prête, n’est pas forcément une calamité.
Un des grands succès d’adaptation de cette époque pourrait tendre à le prouver. On le doit d’ailleurs à Yves Bourassa, devenu entre-temps directeur des services français au bureau montréalais de l’agence américaine McCann-Erickson, qui détient le mandat de Coca-Cola dans le monde entier. Tout en reprenant les images de la publicité conçue pour l’ensemble de l’Amérique du Nord, on a remplacé la trame sonore par « Y’a d’la joie », de Charles Trenet, une des chansons les plus populaires de l’après-guerre, dont Yves Bourassa a négocié les droits. Le message assorti à la ritournelle (« Avec Coke, y’a d’la joie »), diffusé pendant les deux principales émissions que commandite Coca- Cola — Le Survenant, à Radio- Canada, et Jeunesse
oblige, à la station privée TéléMétropole —, fait monter les ventes en flèche. Et le concept remportera, au concours du Publicité Club de Montréal, un Coq d’or dans sa catégorie.
Mais une autre multinationale, General Foods, pourra quant à elle se réjouir d’avoir joué la carte de la création originale pour le Québec. En 1961, Gérard St-Denis, concepteur à Baker Advertising, conçoit le slogan « Jell- O à la bouche », qui sera vite sur toutes les lèvres. Et ce n’est rien à côté du message télévisé pour Jell- O qui suivra bientôt : « Bébé chinois content content » ; en plus de faire époque au Québec, ce message va remporter un grand prix aux CLIO Awards, le plus prestigieux concours publicitaire des ÉtatsUnis, qui se déroulent à New York. L’annonce sera par la suite traduite en 17 langues. Gérard St-Denis convaincra ensuite General Foods de faire appel, pour la première fois, à une vedette locale pour une publicité du café Maxwell House. Le comédien Paul Dupuis, vantant les « millions de petites coques » de saveur, va faire exploser la consommation québécoise de café instantané. Procter & Gamble va aussi bénéficier de la création d’un personnage destiné à devenir légendaire : Madame Blancheville, imaginée en 1961 par Gaby Lalande et Denise Maheux chez Young & Rubicam, et personnifiée par la comédienne Suzanne Langlois, vante les mérites du nettoyant Spic and Span.
Le paysage des médias continue par ailleurs de changer avec l’arrivée, en 1961, de la station privée Télé-Métropole, créée par l’homme d’affaires JosephAlexandre DeSève. Celui-ci avait débuté dans la distribution, puis la production de films : d’abord propriétaire de France Film, il a par la suite fondé Renaissance Films Distribution. TéléMétropole, qui vient faire concurrence à Radio- Canada, représente aussi une autre avenue, qui va permettre l’éclosion de genres télévisuels et de talents différents. Car, si on a amplement critiqué, chez le « Canal 10 » des débuts, l’ample recours aux traductions d’émissions américaines et aux films peu coûteux à diffuser, la station a aussi offert un canal à des artistes « populaires » qui étaient jusque-là snobés par la télévision. C’est à Télé-Métropole qu’un Olivier Guimond, avec la comédie Cré
Basile, a pu devenir une immense vedette, puis une légende de l’humour, et qu’un Gilles Latulippe a percé à l’écran. TéléMétropole donnera plus tard naissance au réseau de télévision TVA.
L’arrivée de ce concurrent fait le bonheur des publicitaires, et pas seulement parce que cela leur permet de faire jouer la loi du marché en négociant le temps d’antenne : l’existence de TéléMétropole permet aussi de remettre en question le purisme du « comité de surveillance linguistique » de Radio- Canada. Ainsi, pour un message publicitaire de Jell-O, on exigeait que le mot « saveur » soit remplacé par « parfum »… « À bout d’arguments, je dis au comité que, s’il ne change pas d’idée, je recommanderai à mon client de transférer tout son budget à TéléMétropole ! racontera Gerry St-Denis. Trois jours plus tard, le message passait tel quel sur les ondes de la société d’État… »