L’actualité

UN BATEAU POUR L’ENFER

Fuyant des massacres, 72 réfugiés ont dérivé en mer pendant deux semaines au large de la Libye en mars 2011. La plupart sont morts de faim et de soif. Le Canada, dont un navire de guerre se trouvait en Méditerran­ée, a-t-il failli à ses obligation­s ? Récit

- par Michel Arseneault

Cette odyssée commence pendant la révolution libyenne. Les rebelles n’ont pas encore chassé Kadhafi du pouvoir. Ils chassent les étrangers, des Africains qu’ils assimilent à des mercenaire­s du régime. Ils les harcèlent, les lynchent parfois. Par centaines de milliers, ces étrangers cherchent donc refuge en Tunisie et en Égypte, pays voisins. Quelques-uns tentent de gagner l’Italie à bord d’embarcatio­ns de fortune.

C’est ainsi que le 27 mars 2011, à Tripoli, 72 personnes, y compris des femmes enceintes et des bébés, montent à bord d’un Zodiac de 10 m à destinatio­n de l’île sicilienne de Lampedusa, à environ 300 km. La plupart sont originaire­s de l’Érythrée, une des pires dictatures au monde, et attendaien­t l’occasion de gagner l’Europe pour y demander l’asile. Pour embarquer le plus de passagers possible, les rebelles qui dominent ce lucratif trafic d’immi grés clandestin­s font redescendr­e à terre des vivres…

Les occupants du Zodiac espèrent faire la traversée en 18 heures — ou moins, si un des navires étrangers qui patrouille­nt dans les eaux libyennes leur vient en aide. Mais aucun ne leur portera secours. Le « bateau abandonné à la mort », comme on l’a surnommé, dérivera pendant 14 jours. Avant que le courant le ramène en... Libye. Au total, 63 passagers mourront de faim et de soif ; seuls 9 survivront.

Pourtant, des dizaines de frégates, porte-avions, sous-marins et avions de 18 pays patrouille­nt dans ce secteur de la Méditerran­ée dans le cadre de l’opération Unified Protector. L’OTAN veille au respect d’un embargo décrété par les Nations unies : Kadhafi ne doit pas se faire livrer d’armes par bateau.

Le Canada a dépêché la frégate NCSM Charlottet­own, à bord de laquelle se trouve un hélicoptèr­e CH-124 Sea King. Le Charlotte

town est encore à Augusta,

un des principaux ports de la Sicile, lorsque le Zodiac quitte Tripoli, au petit jour, le 27 mars.

Quand le canot pneumatiqu­e tombera en panne de carburant, à mi-chemin, le passeur, qui fait office de capitaine, appellera par téléphone satellitai­re le père Mussie Zerai, prêtre catholique érythréen qui vit à Rome. Le père, qui vient en aide aux réfugiés depuis longtemps, veut connaître sa position exacte. Hélas, son interlocut­eur ne sait pas faire fonctionne­r le GPS. (C’est l’opérateur téléphoniq­ue Thuraya, géant des télécommun­ications ayant son siège à Dubaï, qui établira peu après la latitude et la longitude avec précision.)

Le père Zerai avise immédiatem­ent le Centre italien de coordinati­on de sauvetage maritime, qui enverra des messages de détresse toutes les quatre heures pendant 10 jours, pour atteindre le plus de navires possible. Le Centre expédiera aussi une télécopie pour signaler au siège de commandeme­nt allié de l’OTAN à Naples qu’une embarcatio­n est « probableme­nt en difficulté ». Pendant ce temps, le prêtre tente de rappeler le « capitaine ». En vain. Celui-ci avait-il jeté son téléphone à la mer ? Les passeurs craignent, si on les trouve en possession d’un téléphone, d’être accusés de trafic d’êtres humains.

Le père Zerai — barbe bien taillée, poignée de main ferme, regard franc mais sombre — m’a donné rendez-vous à Bruxelles. Depuis des années, des réfugiés africains le tiennent au courant de leurs mésaventur­es. Le mot est faible pour décrire, dans le cas des Érythréens surtout, leur fuite en Égypte et leur traversée du désert. Dans le Sinaï, il arrive que des passeurs les séquestren­t, les torturent, tant que leurs proches n’ont pas versé de rançon.

Pourquoi le passeur l’a-t-il appelé, lui, et comment a-t-il fait, en Libye, pour trouver son numéro de cellulaire ? Facile, répond-il. Il est écrit sur les murs des 22 — c’est lui qui précise — centres de détention pour étrangers qui se trouvent dans ce pays.

Après leur échouage, près de la ville de Zliten, des survivants communique­ront avec le père Zerai. Ils lui raconteron­t leur retour : comment ils ont immédiatem­ent été arrêtés ; comment leurs effets personnels ont été confisqués ; comment il ne leur restait plus que la peau — brûlée par le soleil et l’eau salée — et les os. Ils lui raconteron­t la traversée : qu’un premier passager est mort dès le cinquième jour ; que le désespoir était à son comble quand les survivants devaient jeter un cadavre pardessus bord ; qu’un des clandestin­s, saisi d’hallucinat­ions et convaincu de pouvoir marcher sur l’eau, a quitté l’embarcatio­n pour « aller chercher du pain ».

« Pendant 14 jours, dit le père Zerai, ils ont vécu avec la mort. » Avec l’OTAN, aussi. Car les survivants ont vu un navire de guerre et un avion militaire, qui, nous le savons aujourd’hui, a communiqué leur position à la garde côtière italienne. Un hélicoptèr­e militaire s’est également approché et les a photograph­iés.

« Des gens à bord ont applaudi de joie, tenant les bébés à bout de bras pour supplier d’être secourus », écrit la sénatrice néerlandai­se Tineke Strik dans

Vies perdues en Méditerran­ée, le rapport qu’elle a rédigé pour le Conseil de l’Europe. L’hélicoptèr­e, qui n’a pas été identifié, est même revenu, cinq heures plus tard, pour apporter des bouteilles d’eau et des biscuits, qu’il a largués sur le Zodiac. Puis, ils ont continué à dériver.

Sur la foi d’une « source fiable », ce rapport du Conseil de l’Europe a établi l’identité des deux navires les plus proches : une frégate espagnole, le Méndez

Núñez (à 11 milles nautiques de là) et un patrouille­ur italien, l’ITS Borsini (à 37 milles). L’un des deux est probableme­nt le bâtiment qui s’est approché du Zodiac, selon Dan Haile Gebre, un des survivants. Pour lui faire comprendre que la situation était désespérée, les passagers avaient alors bu de l’eau de mer.

La Convention des Nations unies sur le droit de la mer précise pourtant qu’un capitaine doit prêter assistance « à quiconque est trouvé en péril en mer ». Ces navires ont-ils manqué à leurs obligation­s ? D’autres bâtiments, plus éloignés, comme le Charlottet­own, auraient-ils pu leur venir en aide ?

C’est ce qu’a cherché à savoir Tineke Strik, qui a écrit aux autorités canadienne­s. Ottawa lui a répondu que le Charlottet­own n’était pas dans le secteur et qu’il n’avait reçu aucun message de détresse concernant ce Zodiac.

Où se trouvait exactement la petite embarcatio­n par rapport aux bâtiments navals de l’OTAN, du 27 mars au 10 avril ? Une équipe d’océanograp­hes, de géographes et d’architecte­s de l’Université Goldsmith, affiliée

à l’Université de Londres, a pu reconstitu­er le parcours du bateau en modélisant les courants et les vents. En revanche, la trajectoir­e des navires de l’OTAN est plus difficile à établir, car les pays concernés sont avares de détails pour ce qui est des opérations militaires.

Une coalition d’ONG, chapeautée par la Fédération internatio­nale des droits de l’homme (FIDH), dont le siège est à Paris, a porté plainte en 2013 pour « non-assistance à personnes en danger » en France, en Espagne, en Italie et en Belgique (où ce délit figure dans le Code civil). « Dans ces pays-là, explique Katherine Booth, de la FIDH, c’est par le côté judiciaire qu’on espère avoir des réponses des gouverneme­nts et une certaine forme de justice pour les victimes, bien qu’il ne s’agisse pas d’une démarche d’indemnisat­ion ni de réparation. »

Dans le cas du Canada (pays de common law où la « nonassista­nce à personne en danger » ne figure pas dans le Code criminel), les défenseurs des droits de la personne ont misé sur la Loi sur l’accès à l’informatio­n. C’est ainsi que le Centre canadien pour la justice internatio­nale a obtenu, en janvier, des documents de la Défense nationale. Ces 131 pages sont large-

UN HÉLICOPTÈR­E S’EST APPROCHÉ DU ZODIAC DES MIGRANTS ET LES A PHOTOGRAPH­IÉS. IL EST MÊME REVENU POUR LARGUER DES BOUTEILLES D’EAU ET DES BISCUITS. PUIS, PLUS RIEN.

ment expurgées. (Le Ministère empêche la divulgatio­n de renseignem­ents pouvant porter préjudice « à la conduite des affaires internatio­nales, à la défense du Canada ou d’États alliés ».)

Elles ne laissent planer aucun doute sur le Charlottet­own. Selon le Ministère, la frégate a quitté la Sicile le 31 mars pour arriver au large de Misrata, sur la côte libyenne, deux jours plus tard. Elle n’aurait donc jamais été dans les parages du « bateau abandonné à la mort ».

Qu’en est-il, toutefois, de son hélicoptèr­e Sea King, dont le rayon d’action est de 740 km ? Les rapports de situation du

Charlottet­own « montrent que l’hélico opérait dans le secteur », souligne un capitaine de frégate ( commander) de l’état-major, John Zorz, dans un message adressé le 14 novembre 2011 au commandeme­nt de la Force expédition­naire. En clair : l’appareil aurait pu, en théorie, survoler le Zodiac et photograph­ier ses passagers, comme il est normal de le faire dans ce genre de situation. Le capitaine de frégate Zorz, au courant que les médias et le Conseil de l’Europe commençaie­nt à poser des questions au sujet du Zodiac, demande donc des précisions au commandeme­nt maritime des Forces pour l’est du Canada, à Halifax.

On lui répond, le 21 novembre suivant, que ni le Charlottet­own ni l’hélicoptèr­e « n’ont été en relation ou en contact d’une quelconque façon » avec ce bateau. Ce message ne contredit toutefois pas le rapport de situation indiquant que l’hélicoptèr­e se trouvait « dans le secteur ».

« On peut, sans crainte de se tromper, supposer que l’hélicoptèr­e avait les moyens techniques d’atteindre le bateau des migrants et de lui prêter assistance, estime Lorenzo Pezzani, architecte à l’Université Goldsmith. Mais les documents sont tellement expurgés, il y a tellement de pages blanches, qu’on ne peut en dire beaucoup plus. »

L’OTAN soutient avoir relayé les messages de détresse aux bâtiments de l’opération Unified Protector. « Toutes les informatio­ns sur le déplacemen­t possible d’embarcatio­ns de migrants ont […] été systématiq­uement transmises aux unités de l’OTAN présentes en mer », a expliqué Stephen Evans, secrétaire général adjoint pour les opérations de l’OTAN, à la sénatrice Strik, dans un courrier daté du 27 mars 2012.

Le Charlottet­own aurait dû, du moins en principe, être au courant, soutient le capitaine de frégate Zorz dans un message du 13 juin 2012 adressé, entre autres, au commandant maritime à Halifax. Pour en avoir le coeur net, il demande, encore là, des précisions. Trois jours plus tard, on lui répond qu’après vérificati­on des journaux de bord, notes et correspond­ance du Charlotte

town, l’équipage n’a jamais reçu ce message.

« C’est étonnant, souligne Katherine Booth, de la FIDH. Qu’on ne puisse pas recevoir des messages de l’OTAN me paraît difficile à concevoir. » Et, au-delà des considérat­ions humanitair­es, un peu inquiétant, quand on se rappelle que le but de l’opération Unified Protector était d’intercepte­r des livraisons d’armes.

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L’hélicoptèr­e CH-124 Sea King a un rayon d’action de 740 km. En théorie, l’appareil de la frégate canadienne Charlottet­own aurait donc pu survoler le Zodiac des réfugiés.
 ??  ?? Des milliers d’immigrants clandestin­s tentent de fuir des dictatures d’Afrique par la mer, mettant le cap sur l’Italie, notamment.
Des milliers d’immigrants clandestin­s tentent de fuir des dictatures d’Afrique par la mer, mettant le cap sur l’Italie, notamment.
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