Lire, oui, mais comment ?
Des auteurs qui tournent le dos à leur éditeur, des libraires qui se sentent trahis, des lecteurs qui n’ont jamais été aussi courtisés : bienvenue dans la jungle numérique !
J’ai fait votre message à Marie, mais elle préfère s’abstenir de tout. Elle est vraiment désolée et s’excuse sincèrement. Tout ça est au-dessus de ses forces. » Le refus est clair. Depuis octobre, l’auteure Marie Laberge refuse toute demande d’entrevue. C’est qu’elle a été drôlement échaudée.
Rappel des faits. Le 19 octobre, dans une entrevue accordée à La Presse au sujet de son nouveau roman, Mauvaise foi, l’écrivaine annonce qu’elle vendra directement, à partir de son site Internet, les versions numériques de ses 10 premiers romans, grâce à une entente d’exclusivité avec Apple. Les libraires seraient toutefois les premiers à pouvoir vendre Mauvaise foi. « Il n’y a pas de tradition dans le numérique ; et cette nouvelle plateforme, disaitelle, les écrivains ont intérêt à se réveiller et à l’exploiter. » Quelques jours plus tard, à l’émission
Tout le monde en parle, elle se prononçait contre l’idée de réglementer le prix des livres neufs, mesure réclamée depuis 15 ans par le milieu du livre et qu’une commission parlementaire a étudiée l’automne dernier, sous la responsabilité du ministre Maka Kotto.
Bref, Marie Laberge a choqué beaucoup de monde. Dès le 20 octobre, dans les pages du Devoir, l’Association des libraires du Québec estimait que ses membres avaient été trahis par une auteure qu’ils avaient choyée et qui se passerait d’eux désormais. Katherine Fafard, directrice générale de l’Association, y revient : « Une trahison, c’était vraiment le sentiment des libraires. Ils ont soutenu ses livres pendant des années, avant que le succès de La trilogie du bonheur la propulse. Ils lui ont décerné deux fois le Prix des libraires, en 1997 et 1999 ! C’est pourquoi la réaction a été si vive ! » Elle précise : « Ce qui nous dérange, c’est que, pour garder un pourcentage plus élevé sur le prix de ses livres numériques, elle vende uniquement sur iBook. Cela veut dire que ni les librairies indépendantes ni les chaînes comme Archambault ou Renaud-Bray ne pourront les distribuer. » Un dur coup pour les librairies indépendantes, en posture difficile : 27 ont fermé leurs portes depuis 2009, dont la moitié en 2012.
Dans la foulée, des éditeurs ont défendu leur rôle d’intermédiaires — nécessaire, estiment-ils — entre l’auteur et ses lecteurs. Bref, on accuse Marie Laberge de nuire à l’écosystème du livre en courtcircuitant la chaîne habituelle, dans laquelle les revenus sont répartis en cinq parts : auteur, 10 % ; éditeur, 13 % ; imprimeur, 20 % ; distributeur, 17 % ; libraire, 40 %.
« Ce pourcentage de 40 % est justifié, dit Katherine Fafard : c’est nous qui avons le plus de frais, un stock obligatoire, le loyer et les salaires, qui représentent 80 % du budget, alors que le salaire moyen d’un libraire est de 12 dollars l’heure. Selon une étude maison, en 2012, nos librairies dégageaient moins de 1 % de profit. »
Même les bibliothécaires sont inquiets : pourront-ils acheter ces Laberge numériques, puisqu’ils passent habituellement par les librai-
Malgré la révolution des technologies, le Québec n’a pas encore vu son premier best-seller numérique. Mais l’avenir du numérique est ailleurs : il ouvre des marchés à l’international.
ries agréées pour se procurer tous leurs livres — versions imprimée et numérique —, afin de respecter l’esprit de la Loi sur le livre ?
En fait, cette loi, qui date de 1981, ne prévoit rien pour le numérique (voir l’encadré, p. 59). Ce que déplore Suzanne Aubry, porte-parole de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois. « C’est la jungle totale, confiait-elle à La Presse fin octobre. Ce n’est pas étonnant que les auteurs prennent leurs affaires en main, et nous n’allons pas les blâmer. Mais tous ne sont pas en mesure de négocier leurs conditions. Comme ce secteur est nécessairement appelé à se développer, le temps presse. »
Les avis des auteurs eux-mêmes sont très partagés. Interrogé par La Presse, Bryan Perro, populaire père d’Amos Daragon et éditeur, répond : « Si Marie Laberge a ses droits [sur ses livres numé- riques], qu’elle a la notoriété et qu’elle peut [ellemême vendre ses livres], tant mieux pour elle. » Les Eric Dupont, Chrystine Brouillet, Michel Tremblay et Patrick Senécal sont cependant peu tentés de la suivre, parce que l’aspect business les ennuie ou les angoisse, et qu’ils apprécient le contact avec leur éditeur. En novembre, Arlette Cousture, auteure des
Filles de Caleb et chérie des Québécois, ravivait le débat en se lançant dans l’autoédition numérique : sur son site Web, on peut acheter les 12 nouvelles de son recueil Pourquoi les enfants courentils toujours après les pigeons ?, qu’on paie par PayPal et qu’on reçoit par tranches, à raison d’une nouvelle toutes les deux semaines. « Créer ce portail, avec vidéos et blogue, a été un processus extraordinaire, mais qui m’a demandé 11 mois de travail avec
les jeunes concepteurs de Baracci Solutions… » Pourquoi tout cet investissement ? « C’est là qu’on s’en va, il faut bien que quelqu’un se jette à l’eau ! »
Tout comme Marie Laberge, elle veut retirer plus d’argent de son travail. En février, les résultats se faisaient toutefois attendre. « Ça ne décolle pas encore : j’ai un noyau dur de 30 000 lecteurs… qui ne suivent pas, cette fois. J’avais peut-être surestimé chez eux l’usage des tablettes et liseuses. » Elle aime cependant la possibilité de raconter en parallèle la genèse de ses nouvelles et d’obtenir des réactions rapides : « On ne les rencontre jamais, nos lecteurs, sauf dans les salons du livre… Le numérique, c’est un moyen de dialoguer avec eux. »
Alors, traîtres ou visionnaires, Marie Laberge et Arlette Cousture ? Leurs initiatives mettent-elles en danger un écosystème fragile ? Ou forcent-elles au contraire un milieu parfois frileux à s’adapter à la révolution numérique ?
Le monde du livre a pourtant beaucoup évolué. La quasi-totalité des éditeurs québécois publient en même temps des versions imprimée et numérique. Au lieu de transiter par l’imprimeur et le distributeur, la version numérique est déposée chez un agrégateur, comme l’Entrepôt du livre numérique, créé en 2008 par l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), en partenariat avec l’entreprise De Marque, et qui contenait à la mi-mars 12 794 titres. Les distributeurs ADP (Québecor) et Prologue jouent le même rôle. C’est dans ces banques que s’alimentent les librairies et autres vendeurs de livres. Les grandes chaînes ont leurs propres sites transactionnels, alors que les librairies indépendantes ont créé les sites Rue des libraires et Livres québécois. Un lecteur peut donc acheter sur les sites de sa librairie de quartier, de Rue des libraires ou d’Archambault, mais aussi sur Amazon, Kobo, Apple, etc. Il paiera en général 75 % du prix du livre imprimé. De leur côté, les bibliothèques publiques ont mis en place, avec succès, la plateforme pretnumerique.ca.
Le Québec n’est donc pas aussi en retard qu’on le dit, selon Gilles Herman, président du comité de l’édition numérique de l’ANEL et éditeur au Septentrion. « Il faut explorer toutes les plateformes possibles pour rendre le livre accessible à partir de la chaîne actuelle, pour la renforcer et mieux affronter l’énorme concurrence des grands vendeurs américains que sont les Kobo, Apple, Amazon, qui sont en train de tuer les librairies. »
Effectivement, de 2009 à 2013, le Bureau du recensement des États-Unis évaluait la chute des ventes en librairie à 17,2 %. Et au Canada anglais, l’industrie se porte tout aussi mal, dit Gilles Her-
man, qui assistait en février à une rencontre nationale du Conseil des Arts du Canada consacrée au livre. « Il n’y a plus de librairies, la chaîne du livre est pulvérisée, et il semble trop tard pour renverser la vapeur. »
La vente de livres numériques représenterait 10 % de l’ensemble du marché au Canada, 25 % aux États-Unis. Au Québec, on estime ce pourcentage à 4 % environ. Les chiffres réels sont inconnus, faute de données centralisées. Cela changera bientôt : depuis janvier, l’Observatoire de la culture et des communications de l’Institut national de la statistique du Québec comptabilise les ventes numériques des libraires, éditeurs et agrégateurs québécois. « Mais nous ne pourrons exiger les chiffres d’Amazon, par exemple, dit Benoît Allaire, conseiller à l’Observatoire. Le portrait restera donc un peu incomplet. »
Selon Bianca Drapeau, chef du marketing chez De Marque, les ventes de livres numériques ont doublé chaque année de 2008 à 2014. Ce qui se vend le mieux ? Les romans historiques, dont raffolent les clientèles plus âgées, des séries de Michel David, Louise Tremblay-D’Essiambre, Michel Langlois. « Et les lecteurs préfèrent le format ePub au PDF, puisqu’il permet de grossir les caractères de leur liseuse ou tablette. » Ils
achètent aussi de la science-fiction, du fantasy, des polars et… des romans érotiques. « Lire Cinquante
nuances de gris dans l’autobus, c’est plus discret sur une liseuse ! » Certains éditeurs davantage axés sur la littérature se démarquent, dont Alto, Le Quartanier, Coup de tête, ainsi que des éditeurs d’ouvrages plus scientifiques, comme les Presses de l’Université du Québec, Ulysse, Septentrion…
Alto a publié 60 titres depuis sa fondation, en 2005. Son directeur, Antoine Tanguay, croit au numérique pour « ouvrir grandes les portes de la diffusion », mais ne rêve pas pour autant d’une croissance exponentielle. Il multiplie en outre les initiatives. Il vient de lancer gratuitement sur le Web un magazine littéraire, Aparté, « échappant au piège de l’impression papier », trop chère. Il publie beaucoup de gratuités, offre un rabais de 37 % sur les publications numériques, invite ses auteurs à le suivre, tente des expériences. Il donne quelques chiffres : sur les quelques milliers d’exemplaires vendus des Blondes, d’Emily Schultz , plus de 10 % étaient en format numérique ; et pour
L’orangeraie, de Larry Tremblay, ce pourcentage atteignait 8 %.
Le Québec n’a toutefois pas encore vu son premier bestseller numérique. « Pour l’instant, ce n’est pas payant, explique Bianca Drapeau. Pour les éditeurs qui publient des auteurs connus, c’est une prime, un revenu supplémentaire. Les autres optent pour le numérique afin de se faire connaître à l’étranger, mais ça marche quand les auteurs font leur propre promotion sur les réseaux sociaux. »
Les avantages sont ailleurs, selon Gilles Herman. « Le numérique nous ouvre des marchés à l’international. Les livres québécois sont à peu près introuvables en France. L’ANEL est donc en train de négocier avec des bibliothèques françaises, des plateformes se créent, les librairies suivront… D’ici 18 mois, je suis sûr que nos livres numériques seront plus visibles là-bas. »
Autres retombées de la révolution numérique : l’autoédition, que les technologies font exploser. Ses protagonistes, québécois comme européens, y voient la démocratisation de la littérature. La Fondation littéraire Fleur de Lys, par exemple, offre des services d’édition en ligne et numérique, d’impression à la pièce et d’autoédition à des auteurs qui rêvent d’être publiés « sans se faire arnaquer »… Marie Brassard est présidente de l’Alliance québécoise des éditeurs indépendants, qui offre un site de vente, pour l’imprimé et le numérique. Elle-même auteure, elle approuve chaleureusement Marie Laberge et Arlette Cousture : « Elles ont raison de vouloir retrouver leur liberté, au lieu de se plier au moulin à saucisses de l’édition traditionnelle. »
On parle beaucoup de ces écrivaines bien établies qui testent le numérique. Moins des jeunes auteurs, souvent brillants, qui se lancent sur le Web. Pour Matthieu Dugal, animateur de La sphère et d’ARTVstudio, chroniqueur Web au quotidien
Le Soleil et observateur des tendances, les jeunes auteurs ont accès à la littérature par le blogue. « Un jeune n’a pas le réflexe d’aller vers un éditeur, mais va publier directement sur le Web. » Il y a là un refus des contraintes imposées par le travail d’édition. « Mais c’est aussi une autre mode, une attitude plus décomplexée envers l’acte d’écrire, nuancet-il. Et leurs lecteurs s’attendent à une écriture vraie, moins autorisée, aseptisée par l’éditeur… Cette génération tient à avoir plus de liberté, un contact direct avec le lecteur, car il y a une rétroaction rapide. Une communauté se crée. »
Antoine Tanguay, lui aussi trentenaire branché, en veut aux adeptes du selfpublishing, qui donnent l’impression que les éditeurs sont superflus et qu’ils vampirisent les auteurs. « L’éditeur est nécessaire », affirme-t-il. Gilles Herman est plus pondéré. « L’autoédition a sa place ; qu’on pense par exemple aux récits de famille, c’est très bien, dit-il. Mais se passer complètement des professionnels au
nom de la démocratisation ? Je n’y crois pas. Plus intéressant est le modèle du social publishing, de plus en plus populaire aux États-Unis et au Canada anglais. » Un auteur publie un chapitre en ligne et demande des commentaires aux internautes avant de poursuivre, dans une forme d’édition collective et participative. Même des éditeurs lancent de telles plateformes, y voyant une solution pour la diffusion.
L’éditeur français Bookstory s’est donné un mandat un peu différent : diriger un jeune auteur vers un éditeur traditionnel. Un comité de lecture sélectionne une oeuvre, la met en ligne à très bas prix. À partir de 200 téléchargements accompagnés de commentaires positifs, on estime que le livre a un public et on le propose à des éditeurs, preuves à l’appui.
Pour l’instant, le plus populaire de ses poulains s’appelle François Buschaud, 35 ans, trois enfants. « Je suis persuadé que les histoires les plus courtes sont parfois les meilleures, dit l’auteur, joint par courriel. C’est pourquoi j’écris des fast thrillers. » Refusé par des dizaines d’éditeurs, Cours
toujours — 240 pages d’une intrigue habile déployée en Floride — a déjà fait l’objet de 190 téléchargements et s’attire des éloges sur le site, malgré des maladresses d’écriture. Chaque exemplaire coûte six euros, sur lesquels l’auteur touche 20 %. Mais il faut travailler dur pour être connu, Buschaud l’avoue. « J’ai contacté un nombre incalculable de journaux, de radios et de magazines. À ce jour, j’ai reçu des réponses du Québec, de la Suisse, de la Belgique et du Liban. Par contre, rien en France. »
D’autres éditeurs européens se consacrent au numérique. En Belgique, par exemple, ONLIT Éditions réussit depuis 2006 à sortir des auteurs belges de l’ombre parisienne. En France, la coopérative d’auteurs Éditions publie.net, fondée en 2008 par l’écrivain François Bon, auteur d’Après
le livre (Seuil, 2011), sur les mutations du livre numérique, propose 800 titres et offre des services de coédition et d’édition Web. « L’ironie de la chose, dit Gilles Herman, c’est que ces deux maisons commencent à publier aussi des livres imprimés : elles ont besoin de visibilité, donc d’une présence physique en librairie. » Le numérique pourrait-il au moins « créer » de nouveaux lecteurs ? Herman n’en est pas sûr : « Je ne crois pas aux jeunes qui tout à coup commenceraient à lire sur leur iPhone ! Par contre, on récupère des lecteurs. Des gens qui avaient cessé de lire à cause de la petitesse des caractères, du poids des bestsellers, redécouvrent le plaisir de lire avec leur appareil mobile, en grossissant les caractères, et en achetant ou louant à distance… » L’éditrice Marie Brassard parle de « babyboomers mobiles qui aiment voyager, bouger et se sentir libres, moins encombrés… » Alexandre Tellier, directeur de la recherche à imarklab et chargé de cours à HEC Montréal, parle de cohabitation en raison de la démographie, et parce que les jeunes lisent autrement. « Les gens qui achètent des liseuses continuent d’acheter des livres papier », dit-il. Ce que confirme Matthieu Dugal : « Il y a hybridation de l’acte de lecture. À La sphère, je suis entouré de gens très branchés, 30, 35 ans, qui lisent La Presse+ sur leur tablette, mais dont les tables de chevet sont encombrées de livres. » Lui-même préfère lire des essais en format papier, par besoin d’annoter. Et il préfère imprimer les dossiers de recherche qu’il a besoin d’avoir sous les yeux au moment de ses entrevues en studio.
En somme, le vrai problème, dit Antoine Tanguay, d’Alto, « ce n’est pas le support, mais la diminution de la lecture et la place que l’on fait au livre dans notre société … » Et Gilles Herman d’ajouter : « Lire s’apprend par l’exemple. Les parents et les profs lisent-ils devant les enfants ? »
Marie Laberge ne disait pas autrement, à Tout le monde en
parle, après avoir déploré le taux élevé d’analphabétisme chez les Kâmasûtra. Québécois : « L’important, c’est de lire, peu importe le support. »