LA TÉLÉ DÉCHAÎNÉE
LEprésident du CRTC était furieux, le 19 septembre dernier, aux audiences sur l’avenir de la télévision au Canada. La représentante de Netflix, service de télévision sur demande offert sur le Web, refusait de divulguer à l’organisme combien l’entreprise compte d’abonnés au pays et les sommes qu’elle y a dépensées en programmation.
Jean-Pierre Blais a dû la sommer de lui transmettre ces données — qui resteront confidentielles —, sinon l’ordonnance d’exemption qui permet au géant américain d’exercer ses activités au Canada sera menacée.
Netflix. Ce mot résume à lui seul la métamorphose de la télévision. Nous avons aujourd’hui accès à des centaines de chaînes, que nous pouvons voir sur de multiples écrans. En plus de cette offre amplifiée, nous pouvons, grâce à des services de télévision sur demande, regarder des films et de grandes séries — payables à l’unité, comme sur iTunes, ou par abonnement, comme sur Netflix.
Les consommateurs sont ravis, et Media Technology Monitor, un cabinet de consultants, estime que 5,8 millions de Canadiens anglais sont branchés sur Netflix et regardent leurs émissions en continu sur le Web (ce qu’on appelle diffusion en flux ou streaming). Le temps passé à regarder la télé en ligne a augmenté de 43 % de 2013 à 2014. Au lieu de suivre chaque semaine une émission entrecoupée de pauses publicitaires, de plus en plus de gens visionnent en rafale et sans pubs la saison complète d’une série populaire.
Les grands diffuseurs, eux, sont furieux et inquiets. Une partie de leur audience leur échappe à cause de concurrents qui ne sont pas soumis aux mêmes règles qu’eux — notamment en ce qui concerne le pourcentage de contenu canadien obligatoire et son financement — et qui n’ont pas besoin de vendre de la publicité pour être très rentables.
Ils s’en plaignent au CRTC, gendarme et gardien du paysage audiovisuel canadien.
Cette lutte entre les diffuseurs traditionnels, les services de télé à la carte ou sur demande et les chaînes payantes se joue d’abord sur le terrain du contenu. Fini le temps où des réseaux comme CTV, TVA ou Radio-Canada mettaient invariablement la main sur les émissions les plus recherchées et les plus primées.
La chaîne payante américaine Showtime débourse trois millions de dollars pour chaque épisode de la série Homeland. Games of Thrones ( Le trône de fer) a été créée pour la chaîne payante HBO, et Breaking Bad : Le chimiste pour AMC. Netflix a dépensé 100 millions de dollars sur deux ans pour les 26 épisodes de House of Cards ( Le château de cartes), avec Kevin Spacey, offerts à ses seuls abonnés. Elle refait le coup avec Marco Polo, une superproduction dont les 10 épisodes, présentés à partir de décembre, coûteront 90 millions de dollars. Les diffuseurs traditionnels ont eux aussi choisi leurs armes : des émissions dont le scénario n’est pas programmé à l’avance, comme les reportages sportifs. Afin de gagner la guerre du contenu, Rogers (propriétaire de L’actualité) paiera 5,2 milliards pour s’assurer pendant 12 ans les droits nationaux de la LNH au Canada (en partenariat avec TVA au Québec), et RDS déboursera un million de dollars pour chaque partie du Canadien qu’elle diffusera, matchs hors concours compris ! Cette année seulement, les réseaux américains dépenseront 5,5 milliards de dollars pour avoir le droit de diffuser pendant quatre mois les parties de la Ligue nationale de football.
D’autres émissions de nature imprévisible et compétitive ont le pouvoir d’appâter les téléspectateurs. Pensons à La voix, America’s Got Talent ( Du talent à revendre), The Amazing Race ( Le rallye autour du monde), Survivor et American Idol. Au Québec, Les chefs !, Vol 920 et même Fort Boyard font partie de ces émissions dont l’issue reste aussi incertaine que l’avenir de la télévision.