UN SALE BOULOT NOUS ATTEND
Dans sa lutte contre le groupe armé État islamique, l’Occident est aveuglé par sa vision nombriliste du monde, affirme un ex-diplomate canadien. Les valeurs que nous croyons universelles pourraient même se retourner contre nous.
Nous vivons à une époque de décapitations sans scrupules — et de répliques malavisées. Bien des observateurs occidentaux semblent persuadés que le comportement atroce du groupe armé État islamique (EI) contribuera à légitimer et renforcer la coalition anti-EI, tout en affaiblissant l’autorité de l’EI. Mais ce raisonnement est faussé par des a priori occidentaux. Ce qui nous paraît raisonnable ne l’est certainement pas pour l’EI — ni pour bien d’autres ailleurs dans le monde, particulièrement dans l’oumma musulmane.
Nous nous sommes trompés en Irak et en Afghanistan, puis en Égypte, ensuite en Libye et en Syrie. Nos valeurs ne sont pas les leurs, et elles ne sont pas universelles non plus (d’où le fait que la « politique étrangère basée sur les valeurs » de John Baird et Stephen Harper est si mal fondée et prétentieuse). C’est bien dommage, mais il n’existe pas de valeurs essentielles qui soient universellement acceptées, et rarement avons-nous réussi, où que ce soit dans le monde, à forcer les populations à troquer leurs valeurs contre les nôtres. Malgré les billions de dollars que nous avons dépensés, collectivement, pour combattre les talibans en Afghanistan afin de gagner les coeurs et les esprits, bien des Afghans, sans doute la plupart, ne veulent pas voir de filles à l’école ; sont peu intéressés par la démocratie ; croient que nos sermons à propos de la corruption sont d’une hypocrisie sans borne ; et préfèrent cultiver du pavot plutôt que des carottes.
Même la Déclaration universelle des droits de l’homme, rédigée par un Canadien et dont nous avons raison d’être fiers, n’est pas non plus reconnue universellement. Elle fut écrite en 1948, année où l’Organisation des Nations unies, encore naissante, ne comptait que le quart des membres actuels. Le gros de l’humanité était sous-représenté. Seuls quelques pays de ce que nous appelons aujourd’hui le tiers-monde étaient présents à la création de l’ONU, en 1945, et à l’adoption de la Déclaration, trois ans plus tard. La Chine n’était que Taïwan, et les seuls pays africains étaient l’Éthiopie, l’Égypte, le Liberia et une Afrique du Sud très différente de celle d’aujourd’hui. Les puissances coloniales (toutes chrétiennes et blanches) se voyaient comme les représentants de l’humanité tout entière. D’une certaine façon, nous le pensons encore, obstinément sourds aux effets néfastes de notre arrogance.
L’EI, cependant, est très conscient de la façon dont nous sommes perçus. Il sait qu’il est bon pour sa propagande de provoquer les Américains ou d’égorger des Occidentaux. Il comprend à quel point l’idée de subir des pertes répugne aux Occidentaux, dont les actions perdent en efficacité du fait d’une sorte de trouble déficitaire de l’atten-
tion collectif. Il sait l’effet désastreux des incursions malavisées en « territoire musulman » — et il espère nous attirer dans un autre guet-apens. Ce faisant, il est assuré d’augmenter sa base de recrutement, son autorité, l’étendue du mouvement et son influence ; et il se fiche du nombre de morts dans ses rangs. En vérité, de telles pertes sont, à ses yeux, un cadeau du ciel.
Nous sommes, nous, Canadiens, horrifiés par de telles décapitations, indignés qu’on puisse faire une telle chose à quiconque, voire à nous-mêmes. Si mon collègue Louis Guay et moi avions été enlevés au Mali en 2014 plutôt qu’en 2008, nous aurions connu le même funeste sort que le journaliste Daniel Pearl en 2002, que James Foley, Steven Stoloff et le travailleur humanitaire David Haines le mois dernier, et que, tout récemment, le touriste français Hervé Gourdel.
La réaction occidentale à ces récentes atrocités est révélatrice d’une vision du monde nombriliste et sélective. Nos vagues alliés de « l’opposition syrienne », que nous armons avec tant d’empres sement, se livrent méthodiquement depuis trois ans à la torture, au massacre d ’ enfants, de femmes et d’hommes, aux décapitations et autres démembrements de dizaines de milliers de victimes — tout comme les légions meurtrières de Bachar al-Assad. (C’est bien sûr dans la veine des exactions d’Abou Moussab al-Zarqaoui en Irak, d’Abou Sayyaf et de la Jemaah Islamiyah dans les lointaines Philippines, et de Boko Haram, qui a massacré 3 000 personnes cette année dans le nord du Nigeria, le plus grand et le plus riche pays d’Afrique.)
Et voilà que, soudain, drapés dans la vertu, l’indignation et le dégoût, nous improvisons une coalition floue, sans cohésion et pas très déterminée en réponse à la mort de quatre Occidentaux innocents aux mains de versions toujours plus extrémistes d’alQaida. Nous avons, par conséquent, réagi exactement comme elles l’espéraient.
La mission de notre coalition s’élargira inévitablement. Notre allergie paralysante à l’engagement de troupes au sol et notre refus d’admettre qu’il est impossible de contrôler un vaste territoire du haut des airs (comme le prouve la Libye actuellement) auront pour conséquences — comme en Afghanistan et en Irak — que nous bombarderons encore davantage ; que les drones seront déployés plus largement et avec encore moins de discernement ; et que nous tuerons et mutilerons beaucoup, beaucoup plus d’innocents que le califat n’aurait pu en décapiter dans ses rêves les plus fous.
Tout le monde saura, par contre, que là-haut dans le ciel, loin derrière la ligne de front, nous ne mettons pas notre peau en jeu. Comme d’habitude, nous exhorterons nos alliés du Moyen-Orient, prétendument bien entraînés, à faire preuve de bravoure dans un combat que peu d’entre eux considèrent comme le leur — et, encore une fois, nous serons déçus. Pour un temps, nous parviendrons à réduire l’efficacité militaire de l’État islamique dans le nord de la Syrie et en Irak, tandis que son autorité morale, elle, fleurira et que ses opérations se multiplieront partout en dehors de la zone d’intervention. Et alors — bientôt, selon un calendrier réaliste — nous nous retirerons, et nos actions et motivations seront honnies pour bien plus longtemps encore. En somme, et bien que je regrette cette conclusion, nous ne réussirons pas à affronter et à contenir les exactions d’al-Qaida et de l’État islamique, parce que nous n’aurons pas eu la volonté qu’il faut pour l’emporter. C’est comme si nous avions perdu la capacité de nous engager à long terme. Nous semblons incapables de faire valoir, même à nousmêmes, que si ces gens menacent réellement notre mode de vie, alors il nous incombe à tous de faire le sale boulot nécessaire pour éradiquer la menace. Nous, citoyens et élus, au Canada comme ailleurs en Occident, ne semblons pas avoir la volonté de nous engager jusqu’au bout, de faire tout ce qu’il faut pour vaincre une idéologie aussi fondamentalement hostile.
Cette indécision et ce manque de confiance sont exacerbés par cette cruelle réalité : nous n’avons pas pu réparer ce que nous avons détruit en Irak en 2003 et nous nous en sommes lavé les mains. Le génie est sorti de la lampe, et personne ne pourra l’y remettre. Toute solution à long terme devra venir de la communauté musulmane — et plus particulièrement, bien sûr, du monde arabe. Tous nos efforts, jusqu’à présent, n’ont fait qu’empirer les choses, envenimant la haine contre l’Occident et avivant la méfiance quant à nos motifs. La meilleure chose à faire est de foutre le camp de là.
Mais… si nous partons trop précipitamment, nous laisserons
dans notre sillage un chaos géostratégique et une catastrophe humanitaire : un danger pour les populations du monde musulman et pour Israël de même que pour nous, dans nos pays. Nous, Occidentaux, avons éveillé et nourri la bête. Avant d’abandonner cette région tumultueuse et ses populations éprouvées, nous devrions au moins essayer de « réinitialiser », de ramener la situation aux conditions antérieures, celles d’avant 2003. Nous devrions, en fait, porter un coup suffisant à al-Qaida et ses clones, comme l’EI, pour que ceux à qui nous laisserons le terrain aient une chance de prévaloir malgré le chaos que nous aurons créé.
Mais si nous tentions sérieusement de supprimer la tumeur djihadiste — d’arrêter ceux qui s’acharnent à vouloir détruire les bases de notre civilisation —, il faudrait alors aller très au-delà de nos dispositions actuelles pour nous engager à fond. Il nous faudrait convaincre ceux que nous appelons nos alliés en Arabie saoudite et dans les pays du Golfe de cesser — réellement cesser — de financer les prêcheurs djihadistes et les réseaux terroristes partout dans le monde. Chez nous, nous devrions édicter clairement que nous ne tolérerons ni les enseignements djihadistes, ni les recrutements de djihadistes, ni la dissémination de propagande djihadiste.
Dussions-nous tenter d’infliger un tort important aux barbares de l’EI, il faudrait alors nous préparer à livrer une bataille longue et atroce contre un ennemi déterminé, réellement impatient de mourir au combat. Il nous faudrait aussi renoncer aux restrictions absurdes que nous nous imposons avec tant d’enthousiasme et de complaisance ( durée d’intervention arbitraire, aucun déploiement d’infanteries), admettre qu’il faudra des combats au sol féroces afin de finir le travail et qu’il y aura des pertes, dont une large part d’innocents.
Enfin, bien que ce soit improbable dans le contexte politique actuel, il ne faudra jamais « lâcher la cible » — la suppression de la menace existentielle contre notre mode de vie grâce à la déchéance d’al-Qaida et de ses clones — et il faudra dire clairement que jusqu’à ce que cette mission soit réellement accomplie, la bagarre ne tournera pas autour des beaux objectifs dont les politiciens nous enivrent quand ils évoquent de telles missions : le développement, l’emploi, la démocratie, la corruption, les droits individuels, l’égalité entre les sexes, la foi.
Pour atteindre un tel objectif, nous devrons aussi admettre qu’il faut y consacrer d’importants budgets et avoir une vision claire à long terme pour convaincre les musulmans de partout qu’un tel engagement n’est pas une croisade, comme les djihadistes nous en accusent ; en fait, que cela n’a rien à voir avec aucune religion, mais que le djihad planétaire va tout simplement à l’encontre de la paix mondiale. Ce n’est qu’une fois cette mission réellement accomplie que nous pourrons, et alors seulement, nous tourner vers la reconstruction et le développement.
À moins d’y aller à fond, ça ne vaut pas la peine d’essayer et nous devrions nous retirer tout de suite. Une tentative sans conviction, telle que celle dans laquelle nous semblons nous être embarqués, ne fera qu’empirer les choses. (© The Globe and
Mail. Traduction : Jean-Benoît Nadeau.)