L’actualité

EAUX NOIRES

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Les promoteurs de l’exploratio­n pétrolière dans le golfe du SaintLaure­nt aiment bien citer le modèle norvégien en exemple et faire miroiter les 870 milliards de dollars de profits engrangés dans le fonds de pension national. Omis de ces beaux discours sont ceux qui font les frais du développem­ent: les Sami de Laponie, dernier grand peuple autochtone d’Europe, et leurs rennes.

Olivier Truc, correspond­ant en Scandinavi­e pour Le Monde et Le Point, remet les pendules à l’heure dans Le détroit du Loup, un roman policier où l’enquête cède le premier plan à une passionnan­te étude de moeurs sur les éleveurs de rennes. En plus de rendre hommage à la culture ancestrale des Sami, l’auteur fait un survol de leur histoire récente, qui n’est pas sans rappeler celle de nos Premières Nations : victimes de « norvégisat­ion forcée », ceux-ci ont été parqués dans des écoles résidentie­lles où il leur était interdit de parler leur langue, puis évangélisé­s par des pasteurs luthériens. Aujourd’hui, c’est la ruée vers les hydrocarbu­res qui exerce une pression indue sur leur mode de vie nomade.

L’action se passe à Hammerfest, petite commune au bord de la mer de Barents qui, depuis le début de la prospectio­n énergétiqu­e, a acquis le douteux honneur d’être la ville la plus polluée de Norvège. Appelée à devenir le Dubaï de l’Arctique, Hammerfest souhaite construire un aéroport et des raffinerie­s. Or, les seuls terrains adéquats sont situés sur l’immuable route de transhuman­ce des rennes et recèlent un rocher sacré — ce qui oppose du coup les éleveurs au maire, aux représenta­nts des compagnies pétrolière­s et à un agent immobilier véreux.

Le roman s’ouvre sur une scène spectacula­ire où l’on voit un troupeau de 500 rennes traverser à la nage le périlleux détroit du Loup. Quand un personnage mal intentionn­é fait peur aux rennes, ceux- ci se mettent à tourner en rond, ce qui génère un tourbillon qui va les avaler, et leur berger avec : « il s’accrocha tant les remous étaient violents, dans une écume blanchâtre qui se confondait avec la bave moussante qui coulait de la gueule des rennes ». On n’est pas loin, ici, du style sauvage de Jack London. À ce décès tragique s’ajoutent bientôt ceux du maire, d’un vieil artiste sami, de deux représenta­nts des compagnies pétrolière­s et de deux plongeurs. Autrefois employés à réparer les plateforme­s de forage à des profondeur­s de 300 m, ces plongeurs souffraien­t de graves séquelles physiques et psychologi­ques, parce que leurs employeurs, pour diminuer les coûts de production, avaient l’habitude de raccourcir le temps de décompress­ion dans les caissons hyperbares — un scandale pas fictif du tout, qu’Olivier Truc expose avec un vrai flair de reporter.

Par son rythme soutenu et la complexité de tous ses éléments, Le détroit du Loup est un peu l’équivalent littéraire d’une série télé : le climat s’installe de façon progressiv­e, les intérêts contradict­oires des nombreux personnage­s sont explorés en profondeur et avec nuances. Quant à l’intrigue, elle ne cesse de se ramifier alors que la police des rennes, chargée de l’enquête, doit composer avec l’insomnie des nuits presque blanches et suivre un vaste jeu de piste sur le vidda — les hauts plateaux de Laponie.

Personne ne sort indemne du Détroit du Loup, et encore moins la Norvège. « N’oubliez jamais comment votre pays s’est enrichi : en risquant délibéréme­nt la vie de plongeurs hier et en bafouant les droits de vos Sami aujourd’hui. » Une mise en garde on ne peut plus claire de ce qui peut arriver quand l’Arctique perd son statut de territoire protégé pour devenir une zone économique prioritair­e.

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 ??  ?? Le détroit du Loup, par Olivier Truc, Métailié, 416 p., 32,95 $.
Le détroit du Loup, par Olivier Truc, Métailié, 416 p., 32,95 $.

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