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DU GONCOURT À LA BANDE DESSINÉE

Un Goncourt adapté en BD ? C’est dire la force du roman de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut, à la fois grande oeuvre littéraire et populaire, qui sera également porté au cinéma.

- par Isabelle Grégoire

Un Goncourt adapté en BD ? C’est dire la force du roman de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut, à la fois grande oeuvre littéraire et populaire, qui sera également porté au cinéma.

Malgré sa dégaine de Parisien pressé, Pierre Lemaitre n’a rien du type revêche qui sévit souvent dans la capitale française. Dans le grand café bruyant où nous avons rendez-vous, sur l’île de la Cité, l’écrivain de 63 ans s’avère d’une vraie gentilless­e, d’une franchise désarmante et d’une

sérénité en béton. Le Goncourt — remporté en 2013 avec son époustoufl­ant roman Au revoir là-haut (Albin Michel), qui se déroule juste après la Première Guerre mondiale — ne lui est pas monté à la tête.

« Mais il m’a donné de l’argent [en dopant la vente des livres], et donc du temps », glisse-t-il avec un sourire de gamin. L’homme est simple, authentiqu­e, sans une once d’esbroufe. Jusque-là auteur de polars, il se voit comme un artisan et se réclame fièrement du roman populaire.

D’ailleurs, avant même de décrocher ce prestigieu­x prix littéraire, son roman était déjà un

succès de librairie. Il s’est depuis vendu à 600 000 exemplaire­s, sera traduit en 28 langues et adapté au cinéma par Albert Dupontel et en BD par Christian De Metter — deux projets auxquels collabore l’écrivain, également scénariste.

« J’ai toujours fait l’hypothèse qu’un bon personnage peut accoucher d’une bonne histoire, mais que l’inverse n’est pas toujours vrai », dit Pierre Lemaitre. Pari tenu haut la main dans Au revoir

là-haut, qui met en scène deux soldats français qui ont survécu à l’horreur des tranchées, auxquels on s’attache profondéme­nt et pour longtemps. Dans ce roman picaresque impossible à lâcher, il est question d’arnaque aux monuments aux morts, du scandale des exhumation­s militaires, du retour des « poilus », rejetés par une France qui ne veut pas les voir... Le tout servi par un style éblouissan­t, qui crée l’illusion que Lemaitre nous raconte l’histoire à voix haute. Pas étonnant qu’il ait tenu à enregistre­r

lui-même la version audio de son roman !

Au revoir là-haut : le titre de votre roman, extrait de la dernière lettre d’un poilu à son épouse, intrigue et accroche. Comment l’avez-vous déniché ?

Dans un petit recueil intitulé

Paroles de poilus. On y trouve des lettres d’écrivains célèbres, mais aussi de gens comme le simple soldat Jean Blanchard. Quand j’ai lu la sienne, j’ai su tout de suite que j’avais trouvé mon titre, alors que le livre n’était pas commencé. Au revoir là-haut, c’est une phrase boiteuse, écrite par un type très frustre, une expression magnifique dans sa maladresse même. Je trouve qu’elle rend hommage au fait que ceux qui ont été fauchés par cette guerre étaient pour la plupart de braves gens, d’origine modeste. Cette maladresse me convenait bien : elle est populaire et je me revendique de la littératur­e populaire.

L’expression « littératur­e populaire » n’est-elle pas péjorative en France ?

Souvent ! Un quotidien de gauche, qui ne devrait pas dédaigner la dimension populaire, a qualifié mon livre de « gros roman distrayant ». Je raconte l’histoire d’un type qui se fait enterrer vivant et d’un autre qui a la moitié de la tête emportée et on trouve ça... distrayant. La méfiance vis-à-vis de la littératur­e populaire n’est certes pas totalement injustifié­e : bien des romans à très grand tirage sont d’une qualité médiocre, et plus démagogues que littéraire­s. Mais a contrario, la défiance systématiq­ue envers cette notion de populaire fait peu de cas des livres qui ont du succès et sont aussi de bonne qualité. L’amant, de Marguerite Duras, par exemple, s’est vendu à un million d’exemplaire­s. L’auteur du qualificat­if « distrayant » n’a relevé dans mon roman ni la parodie de feuilleton du XIXe siècle, ni les jeux avec les citations de Proust, ni les clins d’oeil à Tolstoï, ni les hommages à Dumas. Dommage, il aurait peut-être trouvé cela distrayant.

La France commémore, et ce, durant quatre ans, la Grande Guerre, attirant des visiteurs du monde entier venus se recueillir dans ses nombreux cimetières militaires. Est-ce important ?

C’est important, car cette guerre a fabriqué l’Europe telle que nous la connaisson­s aujourd’hui. Elle a signé la fin de quatre empires, dessiné une nouvelle carte de l’Europe, fait émerger de nouveaux pays, de nouvelles alliances... Et bien qu’elle puisse nous sembler loin, elle n’est qu’à trois génération­s de nous. C’est aussi une guerre exceptionn­elle : elle n’a eu aucun équivalent de mémoire d’homme et n’en aura plus jamais. Il y aura d’autres guerres, peut-être même plus meurtrière­s, mais cette guerre-là, dans cette configurat­ion, est unique et a fait 40 millions de victimes. Si vous comptez les veuves et orphelins et la catastroph­e qu’a été la grippe espagnole, vous avez une hécatombe de 100 millions de personnes ! Donc, oui, un siècle après, se rappeler 100 millions de victimes, c’est utile.

Parce que les jeunes ne connaissen­t pas forcément bien cette période...

Oh, pas seulement les jeunes : même les vieux ont une mémoire à rafraîchir ! Quand on voit qu’ils votent Front national, on se demande où ils ont la tête. Où est leur mémoire à ces gens-là ?

Impossible de ne pas se poser de questions lorsqu’on visite des cimetières militaires français après avoir lu votre livre : les noms sur les croix sont-ils les bons ? Les corps sont-ils entiers ? Le scandale des exhumation­s militaires que vous évoquez a bel et bien existé...

Des mélanges d’identités, il y en a eu, mais c’est resté marginal. Des centaines de milliers de types sont enterrés, mais il n’y a pas des centaines de milliers d’erreurs. Le fait que ce soit marginal ne retire rien au fait que ce soit scandaleux. Le vrai scandale a surtout touché les fourniture­s : les dimensions des cercueils, leur qualité...

Beaucoup d’éléments de votre livre sont réels, par exemple la greffe Dufourment­el, inventée à l’époque pour reconstrui­re les « gueules cassées ». Avez-vous eu un grand souci d’exactitude des faits ?

L’exactitude, je m’en fous : je n’ai pas écrit un roman historique. Moi, je joue sur l’illusion historique, c’est-à-dire que je fais en sorte que vous y croyiez. Vous lisez le livre et vous êtes en 1920. Mais si vous grattez, certaines choses sont vraies, d’autres pas. Le plus important à mes yeux, c’est la vérité historique. J’aurais été très embêté si les historiens m’avaient dit : la façon dont vous dépeignez les années 1920, ce n’est pas du tout ça, les soldats ne pensaient pas comme ça quand ils sont revenus des tranchées, le gouverneme­nt n’a pas agi comme ça... J’aurais alors fait un mauvais procès à l’histoire, un sale travail.

Comment êtes-vous passé de l’écriture de polars à ce roman qui n’en est pas un ?

J’ai commencé par écrire un polar historique qui se passait dans

« Un bon livre, c’est comme un moteur de voiture. Vous mettez l’oreille dessus, ça tourne parfaiteme­nt, la mécanique fonctionne bien, vous avez bien réglé votre truc, vous êtes un bon artisan. Un bon romancier, c’est un bon garagiste. »

l’après-guerre. J’avais déjà mon idée d’arnaque aux monuments aux morts. Puis, le livre a pris de la densité, de la profondeur, et l’histoire de polar m’est apparue un peu étriquée par rapport à tout ce que je trouvais...

L’écriture a- t- elle été très différente ?

Totalement. Le polar est un genre dans lequel les contrainte­s narratives sont très lourdes. J’ai donc trouvé une liberté que je ne connaissai­s pas. Ce qui ne m’a pas empêché de réutiliser les techniques du polar. Ce livre n’est pas un polar, mais les rebondisse­ments, les fausses pistes, le suspense, le climax, les indices, les retourneme­nts de situation... Tout est là ! Mes outils viennent du polar, je n’ai pas de raison d’en changer. Et puis, vous savez, c’étaient les outils de Dumas quand il faisait Le comte de

Monte-Cristo : c’est vieux comme

le monde !

Lorsque vous avez commencé à l’écrire, vous aviez fait un plan, vous connaissie­z la fin ?

Venir du polar m’a appris ceci : si vous n’avez pas la fin, vous ne pouvez pas commencer. Cela dit, il y a deux manières de concevoir les choses. Aragon disait : j’écris pour voir ce qui va se passer. Mais Aragon était un génie, moi, je ne peux pas me le permettre. Pour ma part, je sais où je vais, alors j’écris pour voir comment je vais y arriver.

Et vous y prenez du plaisir ?

Énormément ! Je soigne énormément le début de mes livres, parce que si j’emprunte le bon rail au départ, le livre va poser des problèmes ici et là, mais globalemen­t, il va atteindre sa cible. Si je n’ai pas un bon début, je recommence. J’ai recommencé 22 fois la première partie d’Au

revoir là-haut !

Et à un moment donné, vous avez senti que ça fonctionna­it ?

Oui : c’est comme un moteur de voiture. Un bon livre, vous mettez l’oreille dessus, ça tourne parfaiteme­nt, la mécanique fonctionne bien, vous avez bien réglé votre truc, vous êtes un bon artisan. Un bon romancier, c’est un bon garagiste.

Vous êtes psychologu­e de formation, ça doit aider à bâtir des personnage­s...

Ça m’a plus servi d’être vieux que d’être psychologu­e ! [Rire] Quand je bâtis mes personnage­s, l’expérience que j’ai, à 63 ans, m’est bien plus utile que mes lointaines études de psycho.

Vous avez publié votre premier livre à 56 ans, après avoir consacré une bonne partie de votre vie à enseigner la littératur­e à des bibliothéc­aires... Aviez-vous fait d’autres tentatives avant ?

Plus jeune, j’ai écrit un ou deux romans qui ont été refusés partout. Ce qui montre qu’on a de bons éditeurs, car c’étaient des romans vraiment très mauvais. Et puis, enseigner la littératur­e, ça vous vaccine contre l’idée d’écrire. Quand vous avez lu, étudié et enseigné Flaubert, Tolstoï, Dumas et Proust, franchemen­t, penser que vous avez votre place à côté d’eux... Faut être vieux pour avoir cette arrogance ! Donc, je suis devenu arrogant à 56 ans.

Au revoir là-haut deviendra un film et même une BD. Étant vousmême scénariste, avez-vous participé à ces deux projets ?

J’ai eu plusieurs offres, mais c’est avec Albert Dupontel [NDLR : acteur et réalisateu­r, notamment, de Bernie, 9 mois ferme...] que j’ai choisi de faire le film. On scénarise ensemble. Je me suis mis au service de son film et lui a le souci de ne pas trahir le livre. Mais il fait éclater l’histoire, il en fait tout autre chose, c’est un vrai créateur. J’ai aussi scénarisé la BD, maintenant entre les mains du dessinateu­r Christian De Metter (qui a entre autres adapté

Shutter Island, de Dennis Lehane), qui réalise les planches. C’est un gros album qui devrait paraître en 2015 (aux éditions Rue de Sèvres).

Avec Au revoir là-haut, vous avez entrepris l’écriture d’une grande fresque de plusieurs livres, qui s’étire de 1915 à 2015. Y retrouvero­ns-nous les personnage­s du premier ?

Je ne garderai aucun personnage principal, mais des personnage­s secondaire­s. J’aime l’idée que chaque roman soit autonome, mais aussi que celui qui me fait l’amitié de suivre mon travail ait un clin d’oeil, qu’il retrouve un personnage, un lieu. Mais je n’ai pas envie de faire Au revoir là

haut 2. J’écris en ce moment le dernier volume de la fresque, qui devrait en compter six. Ça se passe en 2015 : une histoire très contempora­ine, là encore racontée un peu comme un polar, sur la panique collective, l’insécurité dans la ville...

La publicatio­n est prévue pour quand ?

L’avantage du Goncourt, c’est que j’ai gagné de l’argent, et donc du temps. Je ne suis pas obligé de publier un livre par an pour payer mes impôts ou les études de mes enfants. Et un Goncourt, ça dure des années. Dans trois ans, on se rappellera très bien qui je suis... C’est un bénéfice énorme.

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Au revoir là-haut s’est vendu à 600 000 exemplaire­s, et sera traduit en 28 langues. Pas mal pour un auteur qui s’éloignait pour la première fois du polar !
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