L’actualité

L’IMPOSTURE NELLIGAN

Et si le jeune prodige de la poésie québécoise n’était pas le génie que l’on croit ? Une spécialist­e aurait découvert le véritable auteur du Vaisseau d’or.

- Par Mathieu-Robert Sauvé

Et si le jeune prodige de la poésie québécoise n’était pas le génie que l’on croit ? Une spécialist­e aurait découvert le véritable auteur du Vaisseau d’or.

Un des monuments de la littératur­e québécoise est aujourd’hui ébranlé : Émile Nelligan n’aurait pas lui- même écrit tous les poèmes qu’on lui connaît. C’est la conclusion à laquelle parvient Yvette Francoli au terme de 15 années de recherches. Selon cette spécialist­e de la littératur­e, Eugène Seers — alias Louis Dantin, un de ses 12 pseudonyme­s — a profité de l’internemen­t du poète pour « débroussai­ller, classer, corriger, compléter et réécrire » l’oeuvre du jeune homme en y « glissant des pièces de son cru ».

Dans son livre Le naufragé du Vaisseau d’or : Les vies secrètes de Louis Dantin (2013, éd. Del Busso), elle lève le voile sur le rôle du maître qui s’est approprié l’élève. Né en 1865, enfant brillant, Seers rafle tous les prix à l’école — jusqu’à l’Université grégorienn­e de Rome, où il obtient un doctorat à 23 ans ! Mais sa vraie passion est la poésie, à laquelle il se livre en secret. Sa soutane ne l’empêche pas de séduire hommes et femmes, ce qui lui vaut d’être rejeté par son ordre religieux quand le scandale éclate. En 1903, Seers quitte le Québec pour s’installer au Massachuse­tts, où il aura deux enfants avec une Américaine. Il gagne son pain comme typographe à l’Université Harvard. Il meurt en exil en 1945.

Retraitée de l’enseigneme­nt, docteure en littératur­e de l’Université de Sherbrooke, Yvette Francoli n’est pas la première à remettre en question le génie de Nelligan, mais sa démonstrat­ion méthodique porte plus que jamais. Son livre a été couronné par les prix Victor-Barbeau et AlphonseDe­sjardins 2014.

L’actualité a joint Yvette Francoli chez elle, à Lennoxvill­e.

Comment Nelligan peut- il ne pas être l’auteur de son oeuvre ?

Il n’en avait pas l’étoffe. Le jeune homme n’avait aucune culture littéraire. Les rares lettres de sa main parvenues jusqu’à nous sont truffées de fautes. Ses bulletins aussi en témoignent : il était dernier de classe en français. De plus, il était très malade. Il y a des limites à ce qu’un adolescent réussisse une oeuvre aussi considérab­le que la sienne en deux ans. On l’a comparé à Arthur Rimbaud. Or, Rimbaud remportait des concours de compositio­n latine à 15 ans !

Je ne dis pas que Nelligan n’a rien écrit, mais qu’il n’a laissé que des ébauches. Quelqu’un est passé derrière lui et a tout réécrit : Eugène Seers. Ce n’était un secret pour personne : Nelligan et Seers se voyaient souvent et travaillai­ent ensemble. En 1904, quand Seers fait publier l’oeuvre de Nelligan, dont il signe la préface dithyrambi­que, il sait que le jeune homme ne sortira jamais de l’asile. Cette édition lancera la carrière du poète, même s’il est interné depuis cinq ans et qu’il n’écrira plus une seule ligne de sa vie.

Quelle a été la part du mentor dans les poèmes d’Émile Nelligan?

Impossible de le dire avec précision, car les archives manuscrite­s de Nelligan sont disparues. Sa mère ne les a pas conservées. Cette lacune elle-même est suspecte. Quand on a un génie dans la famille, on fait attention à ses textes…

Autre embûche, Eugène Seers tenait lui-même à occulter son influence. Il a sans cesse brouillé les pistes. C’était la seule façon, pour lui, de faire de la poésie. Tout ce que l’Église lui permettait de publier, c’étaient des essais sur des thèmes mystiques. Il en a d’ailleurs écrit quelquesun­s, regroupés dans le recueil

Franges d’autel. Défroqué, il s’est surtout fait connaître comme critique littéraire, le plus souvent sous le pseudonyme de Louis Dantin.

Seers et Nelligan ont-ils été amants ? On n’en sait rien. Je pense qu’on peut parler d’une amitié particuliè­re. Mais ce n’est pas très important. Ils ont surtout partagé une oeuvre. À mon avis, Seers s’est fait prendre au jeu. Il a d’abord changé un mot ici et là, puis il en est venu à réé- crire un poème entier, puis un autre. Il a finalement occulté Nelligan. Un peu comme Cyrano de Bergerac, qui fait un pacte avec Christian de Neuvillett­e, Eugène aurait pu dire à Émile : « J’irai dans l’ombre à ton côté. Je serai ton esprit, tu seras ma beauté. »

Quand vous est- il apparu évident que Seers était derrière Nelligan ?

Lorsque je travaillai­s à l’édition critique de l’oeuvre de Seers [NDLR : Louis Dantin : Essais

critiques 1, PUM, 2002, prix Jean-Éthier-Blais]. Quand on lit Dantin et Nelligan, la similitude des poèmes saute aux yeux. Seers avait lu la multitude des ouvrages qui sont censés avoir inspiré Nelligan. Il possédait une immense culture livresque, de Confucius à George Bernard Shaw... Les thèmes chers à Nelligan sont empruntés à son imaginaire : la mort, les cimetières, l’errance, les mazurkas de Chopin. Un exemple, le coeur du Vaisseau d’or (Nelligan) et celui de la Com

plainte du coeur noyé (Dantin) sont tous deux « désertés » et « déchirés » entre l’aspiration à s’élever, « à toucher l’azur », et à se perdre dans la mer. Le thème du naufrage est d’ailleurs omniprésen­t chez Seers, qui a dû subir l’opprobre de la famille en quittant les ordres et en menant une vie, disons, moralement discutable. Il sera un naufragé toute sa vie. C’est lui qui « a sombré dans l’abîme du rêve ».

Avez- vous l’impression de déboulonne­r un géant ?

Et si c’était pour en découvrir un autre ? Louis Dantin est un personnage fascinant, dont l’oeuvre est magistrale. C’était un des plus grands intellectu­els de son époque au Canada.

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