LA FOLIE FOLLETT
Ses romans pèsent près de deux kilos, mais se vendent quand même comme des petits pains. Qui a dit que les gens lisent moins ? L’un des écrivains les plus populaires au monde révèle sa recette pour rendre le lecteur accro...
Ses romans pèsent près de deux kilos, mais se vendent comme des petits pains. Un des écrivains les plus populaires au monde révèle sa recette pour rendre le lecteur accro...
Viser le coeur des lecteurs, les forcer à tourner chaque page en y insérant un élément palpitant, miser sur une histoire forte et des personnages attachants... C’est ce qui a permis au Gallois Ken Follett, 65 ans, de s’imposer comme l’un des écrivains les plus populaires du monde. Dévorés tant par les hommes que par les femmes, ses romans mêlent action, amour, batailles, guerre et sexe — ils sont à la fois haletants et instructifs, truffés de références historiques, mais jamais ennuyeux.
« Rien ne me rend plus heureux qu’un lecteur me remerciant des heures de plaisir que je lui ai données, confie Follett. Mon besoin primordial n’est pas d’écrire, mais d’être lu. » Et ça marche : ses livres, vendus à 150 millions d’exemplaires dans plus de 80 pays, sont traduits en 33 langues (publiés chez Robert Laffont en version française). Une popularité qui ne le surprend pas. « J’ai travaillé fort pour y arriver ! » dit cet homme affable et rieur, qui s’exprime dans un bon français, ayant vécu en Provence dans les années 1980.
La gloire n’est pas venue d’un coup. Diplômé en philo, journaliste insatisfait, ce petit-fils de mineur et fils d’inspecteur des impôts se lance dans la fiction à 24 ans, mais sans grand succès. Il s’attelle alors à comprendre les ingrédients clés des bestsellers et concocte une recette à sa main. Résultat : en 1978, le thriller d’espionnage
L’arme à l’oeil s’écoule à 10 millions d’exemplaires. C’est toutefois avec son roman historique Les piliers de la terre (1989) — qui raconte la construction d’une cathédrale au Moyen Âge — qu’il remporte un succès international (23 millions d’exemplaires).
En 2010, Follett revient en force avec l’ébouriffante trilogie Le siècle, plantée au XXe siècle. Trois briques (plus de 1 000 pages chacune) mettant en scène cinq familles (allemande, anglaise, américaine, russe et galloise) dont les destins s’entremêlent durant la Première Guerre mondiale et la révolution russe ( La chute des géants, 2010), la Deuxième Guerre mondiale ( L’hiver du monde, 2012) et, enfin, la guerre froide ( Aux
portes de l’éternité, 2014). En plus d’être fort attachantes, ces familles nous permettent de considérer l’Histoire sous différents angles géographiques et politiques.
Dans ce dernier opus, les personnages fictifs côtoient des célébrités historiques (Khrouchtchev, les Kennedy, Martin Luther King...) ; cela nous permet de vivre les événements majeurs des années 1960 à 1989 : guerre du Viêt Nam, assassinats des Kennedy et de King, conquête des droits civils, crise des missiles cubains, chute du mur de Berlin...
Ken Follett sera présent au Salon du livre de Montréal, en novembre. Nous l’avons joint par téléphone à sa résidence quasi bicentenaire, au coeur de Londres.
On dit que les gens ne lisent plus — ou alors des textes de plus en plus courts. Or, vous vendez des millions de livres, qui sont de vraies briques, aux histoires complexes. Pourquoi les lecteurs aiment-ils autant les grandes sagas historiques, souvent des best-sellers ?
À mon avis, la longueur n’est pas la question. La question, c’est : est-ce que l’histoire enchante les lecteurs ? Si oui, ils en redemandent, parce qu’ils s’amusent ! Beaucoup m’ont dit avoir adoré
Les piliers de la terre, mais qu’ils auraient voulu qu’il soit plus long... alors que le bouquin fait déjà 1 000 pages ! Pour les lecteurs du XIXe siècle, qui n’avaient ni télé, ni radio, ni cinéma, mais seulement des romans, il n’était pas essentiel que chaque page du livre soit passionnante. Mais aujourd’hui, les lecteurs peuvent fermer le livre et brancher la télé, l’ordinateur... C’est pourquoi il faut les enchanter !
Êtes-vous surpris de votre popularité ?
Non, parce que je l’ai cherchée
longtemps ! [Rire] Au début, pendant quatre, cinq ans, j’ai écrit des romans qui n’avaient pas de succès et je me demandais pourquoi. En entrant dans les librairies, je voyais une centaine d’exemplaires du nouveau roman de Frederick Forsyth ou de Sidney Sheldon, alors que le mien était au fin fond du magasin, en deux exemplaires. J’ai cherché à comprendre comment je pourrais, moi aussi, avoir 100 exemplaires de mon livre en évidence.
Vous avez visiblement trouvé la réponse...
Le plus important, c’est que le lecteur partage les émotions des personnages, que son coeur batte quand ceux-ci ont peur, qu’il ait la larme à l’oeil quand ils sont tristes... Si vous y parvenez, le lecteur va aimer le livre et tourner les pages. Sinon, le livre ne sera pas un grand succès, même s’il est très bien écrit, si les critiques disent qu’il est formidable et s’il gagne le prix Goncourt ! J’emploie le mot « enchanter », parce que c’est une sorte de miracle : le lecteur sait que les personnages et l’histoire ne sont pas réels, que Follett les a inventés, mais il ressent quand même une émotion.
Après avoir écrit sur le Moyen Âge, pourquoi vous êtes-vous tourné vers le XXe siècle ?
Parce que c’est la période la plus dramatique, violente et intéressante de l’histoire humaine. La Première Guerre mondiale a été la guerre la plus terrible de tous les temps, et la Deuxième a été pire. Quant à la guerre froide, elle aurait pu détruire la race humaine si elle était devenue chaude. De surcroît, il s’agit de notre histoire. Je suis né en 1949, vous êtes née au XXe siècle, comme la plupart de mes lecteurs et de vos lecteurs. L’histoire du XXe siècle, c’est l’histoire de ce que nos parents, nos grands-parents et nous-mêmes avons fait.
Il vous a fallu sept ans pour écrire cette trilogie d’un million de mots. Comment avez-vous découpé votre temps ?
Je travaille toujours en trois phases, de six à neuf mois chacune. J’ai commencé par lire plusieurs livres sur l’histoire du XXe siècle, puis j’ai fait des recherches générales et dressé un plan pour les trois livres. Ensuite, j’en ai rédigé un pour chacun des tomes et j’ai écrit le premier jet du premier tome. Puis, je l’ai réécrit.
Vous travaillez avec une armée de recherchistes, d’historiens...
Au départ, je fais toutes les recherches moi-même. J’emploie des historiens pour lire et corriger la première mouture. Lors- que je réécris, j’ai donc beaucoup de notes provenant des historiens, mais aussi de personnes ayant vécu les événements sur lesquels j’écris. Par exemple, pour Aux portes de l’éternité, j’ai interviewé deux amis qui étaient au Viêt Nam pendant la guerre et un autre qui était rock star dans les années 1960. J’ai aussi parlé avec une femme [NDLR : Mimi Alford] qui était la girl
friend du président Kennedy. C’est comme ça que j’ai appris comment il faisait l’amour : elle m’a tout expliqué ! [Rire]
Qu’avez-vous autour de vous lorsque vous écrivez ?
Je peux écrire n’importe où, parce que j’ai commencé dans les journaux et que, dans une salle de rédaction, on ne peut pas demander aux autres de se taire parce qu’on est en train d’écrire ! Cela dit, j’aime écrire entouré de livres : des dictionnaires, des atlas, des livres d’histoire, de la poésie... J’ai trois maisons et, dans chacune, il y a une bibliothèque. Ça me donne une espèce de tranquillité. Mais si je n’ai pas ça, si je suis à l’aéroport, ce n’est pas grave.
Les attentes de vos lecteurs, énormes, sont- elles source d’angoisse ou de stimulation ?
J’y pense, mais ce n’est pas mauvais : je suis très heureux qu’ils attendent le prochain. Et puis, si j’écris une page qui n’est pas terrible et que je suis tenté de la laisser telle quelle, je me mets à penser aux millions de lecteurs qui attendent cette page et je m’ordonne : allez, Ken, réécrismoi ça !
On parle de la mort imminente du livre papier. Cela vous inquiète-t-il ?
Non, pas du tout : je suis heureux que les jeunes qui préfèrent un écran puissent lire mes romans sur ce support. J’ai une amie qui travaille à Londres et prend le métro chaque jour. Elle a lu toute
La chute des géants sur son cellulaire. Ça devait faire 10 000 pages ! Mais pour elle, ça n’a aucune importance : agrippée à la poignée d’une main, elle tient son téléphone de l’autre et peut facilement tourner les pages d’un doigt et lire pendant 40 minutes !
À quoi sert la littérature aujourd’hui ?
Tous les romans élargissent et renforcent notre imagination : ils nous permettent de comprendre comment vivent des personnes différentes de nous. Les peuples du Moyen Âge n’avaient pas de romans, ils ne pouvaient pas imaginer la vie des autres, et à mon avis, cela explique en bonne partie leur cruauté. Aujourd’hui, avant de faire la guerre, on hésite beaucoup plus, parce que les gens peuvent imaginer ce qui va se passer...
Que vous inspirent le cours du monde actuel, l’extrémisme religieux et les guerres qu’il entraîne ?
Je note des similarités avec le XVIe siècle, durant lequel se déroulera mon prochain roman. C’était l’époque des guerres de religion. Il y avait des extrémistes protestants en Angleterre et aux Pays-Bas, des extrémistes catholiques en France. À la manière d’al-Qaida, les Jésuites (la Société de Jésus) avaient des agents secrets et formaient des prêtres anglais catholiques dans un col- lège anglais installé dans la ville française de Douai.
Ce sera la toile de fond de votre prochain livre ?
Entre autres. Ça commencera dans la ville de Kingsbridge, où on a construit la cathédrale dans Les
piliers de la terre. Il sera notamment question des agents secrets qui ont tenté d’assassiner la reine Élisabeth Ire et de la création des services secrets britanniques. Ce sera un roman plus international que Les piliers : beaucoup de scènes se dérouleront en France, car il y avait là-bas d’excellents bad
guys, très, très violents, comme les différents ducs de Guise.
Imaginez-vous arrêter d’écrire un jour ?
Non, je ne peux pas. Si je vais en enfer, voici ce qu’on me dira : « Interdit d’écrire : vous devez jouer au golf ! »