FIN DE PARTIE
E lle s’appelle Zoe Quinn. Femme dans un monde d’hommes, elle crée des jeux vidéos. Parmi ceux-ci, Depression Quest, dont l’univers austère rappelle le fonctionnement d’un livre dont vous êtes le héros où l’on aurait remplacé la quête moyenâgeuse par le quotidien brutal d’une personne dépressive. L’oeuvre de la jeune Américaine connaît du succès dans la presse spécialisée, qui célèbre ce type de divertissement faisant oeuvre utile et s’adressant à l’intelligence du joueur.
Mais du même coup, Quinn est devenue la cible de l’une des plus spectaculaires attaques misogynes de l’histoire du Web.
Les premières salves sont lancées en août. L’ex- copain de Quinn révèle sur son blogue que la créatrice de jeux entretient une relation avec un journaliste spécialisé du milieu. Aussitôt, sans même que l’accusation de conflit d’intérêts trouve une quelconque assise — l’amant de Quinn n’ayant jamais écrit à propos de son jeu —, les radicaux du gaming se déchaînent.
L’incident sert de catalyseur à un groupe qui dénonce le parti pris des critiques pour les jeux plus « artistiques » et parfois un peu champ gauche, comme celui de Quinn. Il soulève aussi que cette presse spécialisée ne brille pas par son objectivité.
Mais la dénonciation vire à l’attaque ad hominem en suggérant que Quinn « se sert de son cul » pour leurrer les critiques. À l’aide des réseaux de discussion 4chan et Reddit, les détracteurs organisent leur immonde cabale. Sur Twitter, le « Gamergate » produit une avalanche de propos infâmes où Quinn est menacée d’être violée, battue, voire tuée.
L’histoire prend des allures carrément surréelles quand des pirates informatiques diffusent son adresse à la maison.
Et s’il se trouve malgré cela de nombreuses voix pour dénoncer les propos injurieux à l’égard de la programmeuse, les justiciers du jeu répliquent que Quinn et ses défenseurs se drapent dans le fémi-
Ces connards représentent une minorité, mais la majorité ne peut plus demeurer silencieuse. D’autant que 42 % des joueurs sont des joueuses. Quant aux créateurs de jeux, 22 % seraient des femmes, selon l’International Game Developers Association.
nisme pour éluder le « vrai » problème : le milieu du jeu vidéo est pourri par le copinage et le trafic d’influence.
Pour ces fanatiques anonymes, la fin justifie les moyens. Y compris des attaques d’une telle vilenie que, moi qui ai toujours défendu l’univers du jeu vidéo, je doute désormais de mes propres convictions : peut-être que, finalement, à trop nous extraire du réel, nous finissons par en oublier les règles, de même que les principes qui nous guident ?
Chose certaine, dans le réel, on ne joue plus. Quinn ne met plus les pieds chez elle. Des femmes du milieu que j’ai contactées pour commenter l’affaire refusent de parler, de peur d’être victimes de ces matamores. Stéphanie Harvey, elle, a accepté. Cette conceptrice chez Ubisoft s’est fait connaître en remportant le championnat du jeu CounterStrike. « 4chan et Reddit sont les poubelles du Web, dit-elle. Mais même sur YouTube, l’agressivité des gens est parfois épouvantable. Dans mon travail, ça n’arrive à peu près jamais que j’aie l’impression qu’on m’attaque parce que je suis une femme, et dans nos communautés de jeu chez Ubisoft non plus, mais ailleurs en ligne… » Ailleurs, ça dérape. La féministe Anita Sarkeesian, qui dénonce les stéréotypes qui collent aux personnages féminins des jeux vidéos, subit aussi de l’intimidation. Sur certains sites, on propose de la battre, on l’accuse d’être sexuellement frustrée et on l’invite à retourner à sa cuisine.
Et ce ne sont pas les fous furieux du groupe État islamique ou de Boko Haram qui parlent. Mais un neveu, un voisin, un beau-frère ou le type du dépanneur, qui ne peuvent même pas plaider l’ignorance, l’embrigadement ou le fait d’avoir grandi dans une culture obscurantiste.
Confortablement planqués dans les replis anonymes du Web, ils hurlent leur haine des femmes, simplement parce qu’elles « envahissent leur univers ». Leur nombre est effarant. Leur violence, horrifique. Et nous devons composer avec l’idée, terrifiante, que ces salauds misogynes vivent parmi nous, sans jamais qu’on sache qui ils sont.