L’actualité

Le retour de la barbarie

Les réseaux sociaux permettent désormais aux terroriste­s de diffuser à grande échelle les décapitati­ons d’otages. Ce cinéma-vérité nous rendra-t-il insensible­s ?

- PAR MICHEL ARSENEAULT • ILLUSTRATI­ON DE GÉRARD DUBOIS

Les têtes tombent. Comme les tabous. Car désormais, les bourreaux s’exhibent. Grâce à Internet, ils diffusent — c’est l’horrible nouveauté — des images de leurs faits d’armes, et plus particuliè­rement des décapitati­ons d’Occidentau­x.

On aurait tort de croire que cette façon d’exécuter un condamné renvoie à l’histoire ancienne. L’Arabie saoudite tranche des têtes encore aujourd’hui (avec un sabre). La France n’a pas fait mieux jusque dans les années 1970 (avec la guillotine). Dans un cas comme dans l’autre, l’objectif était le même : sectionner la moelle épinière pour précipiter la mort.

Toutefois, la plupart des pays où la peine capitale est encore en vigueur, de la Chine aux États-Unis, refusent de diffuser des images des exécutions. Les jihadistes ne s’encombrent pas de tels scrupules. Force est de constater que pour l’État islamique et ses émules, la mise en scène de l’assassinat (qu’on justifie avec des arguments religieux contestabl­es) est au coeur d’une « stratégie de communicat­ion ».

Elle voit le jour en 2004, lorsque al-Qaida filme la décapitati­on de l’Américain Nick Berg, en Irak. Cette vidéo n’a pas, à l’époque, un grand retentisse­ment : les réseaux sociaux n’ont pas encore connu la fulgurante progressio­n qui fera d’eux les formidable­s caisses de résonance que l’on sait. La production est rudimentai­re : les bourreaux veulent montrer que l’exécution a bel et bien eu lieu.

De nos jours, leurs production­s sont, malgré l’horreur qu’inspire le sujet, léchées. « On arrive à un degré élevé de perfection­nement », note David Thomson, auteur du livre Les

Français jihadistes (Les Arènes). « Ces vidéos sont tournées avec trois caméras, sous trois angles différents. Le tournage est soigné, le montage aussi. Le retentisse­ment médiatique est fort — et planétaire. C’est inédit. »

Autre particular­ité : la bandeson. L’accent des exécuteurs porte à croire qu’il s’agit d’Européens. « C’est un choix délibéré, estime David Thomson. Les jihadistes savent que cela choquera davantage d’entendre un accent britanniqu­e. L’objectif est de terroriser encore plus. »

Le journalist­e américain Robert D. Kaplan fait la même analyse. Il décrit lui aussi l’exécution de son confrère et compatriot­e James Foley, en 2014, en Irak, comme « une production cinématogr­aphique profession­nelle très raffinée ». Comme au cinéma, chacun était pour ainsi dire « costumé », à commencer par Foley, à qui ses geôliers avaient fait endosser une combinaiso­n orange (le téléspecta­teur le plus distrait sait qu’il s’agit de la tenue des prisonnier­s de Guantánamo). Son bourreau portait, lui, une tenue noire.

Le médium, c’est le message ? Ces production­s donnent à entendre — et peut-être surtout à voir — que les jihadistes cherchent à s’affirmer, publiqueme­nt et théâtralem­ent, à la manière d’un État. Ce que l’État islamique prétend être, même si ces combattant­s de l’islam lui préfèrent le terme de « califat ».

Pour l’État islamique, la mise en scène de l’assassinat est au coeur d’une « stratégie de communicat­ion ».

À l’ère des réseaux sociaux, c’est une façon on ne peut plus claire de déclarer la guerre. Ce qui n’échappe pas au public visé : les opinions occidental­es, mais peut-être surtout les jeunes Occidentau­x friands de Twitter et de Facebook tentés par le jihad, cette utopie en vogue. Elle est religieuse, certes. Mais c’est peut-être sans importance ? « Le jihad est aujourd’hui la seule cause sur le marché » , selon l’écrivain et islamologu­e Olivier Roy, auteur d’En quête de l’Orient

perdu (Seuil). Il ne faudrait pas que ce « cinéma » fasse oublier le fond du sujet : la Syrie comme l’Irak connaissen­t depuis des années des affronteme­nts sanglants dont les origines remontent à la Première Guerre mondiale et à l’effondreme­nt de l’Empire ottoman, en 1916. Ce conflit a entraîné d’âpres luttes de pouvoir, dont les minorités, notamment kurdes et chrétienne­s, font les frais.

Cette complexité, qui rend la recherche de la paix si difficile, passe à la trappe lorsqu’on se contente de retweeter des images des décapitati­ons. Cellesci nous font croire à un affronteme­nt entre la civilisati­on et la barbarie. Tellement plus facile à comprendre.

Il ne faudrait pas pour autant passer sous silence un enjeu qui, dans toute la région, reste de première importance : le pétrole. Ce n’est pas par hasard que les frappes américaine­s ont ciblé les raffinerie­s artisanale­s contrôlées par l’État islamique, qui lui permettaie­nt de se financer jusquelà. Ces images circulent peu sur Twitter.

En cliquant, les internaute­s démultipli­ent les images de l’horreur. Ce si moderne Web menace de les transforme­r, malgré eux, en « tricoteuse­s », ces femmes du peuple qui, pendant la Révolution française, assistaien­t aux guillotina­ges au premier rang… en tricotant. Sauf que de nos jours, on assiste aux exécutions en cliquant.

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