L’actualité

CE N’EST PAS DU LUXE

- par David Desjardins

Ça me tombe dessus tandis que je marche sur le trottoir en cherchant des flaques de soleil pour m’y réchauffer. C’est l’intime et quelque peu honteuse conviction qu’au cégep je n’aimais pas la philo. Comme il y en a qui sont amoureux de l’amour, j’étais épris de l’idée de moi aimant cette matière. Cette posture idéologiqu­e contribuai­t à définir mon identité de jeune homme en colère contre une éducation utilitaris­te. Ce qui me plaçait en porte-à-faux avec mes camarades, qui décrétaien­t la discipline oiseuse et manifestai­ent leur ennui pour mieux creuser l’abyssal fossé qui nous séparait.

Mais ce matin, le professeur Frédéric Bouchard m’a fait prendre conscience que la philosophi­e, elle, ne creuse rien du tout, et que mon obsession pour cette tranchée entre ceux qui aiment la philo et les autres m’empêchait de voir que cette discipline construit plutôt des ponts.

Je suis venu discuter avec lui de la chaire Ésope, dont il est le premier titulaire : un espace de réflexion philosophi­que, né grâce à un don anonyme de 1,5 million de dollars à l’Université de Montréal, où il enseigne, en plus de diriger le Centre interunive­rsitaire de recherche sur la science et la technologi­e. En ayant l’air de parler d’un million d’autres choses, en nous donnant l’impression de ne pas y toucher, nous avons atteint l’objectif de cette chaire : répondre aux préoccupat­ions actuelles en utilisant le champ des connaissan­ces de la philosophi­e.

Et si je m’attendais à faire avec lui le procès de l’époque, c’est exactement le contraire qui est survenu. En quelques minutes, le prolixe prof m’a convaincu que je ne suis pas un vrai pessimiste, que les plus sombres perspectiv­es d’avenir ne sont pas inéluc- tables, que les choses vont toujours un peu mieux, en même temps qu’elles vont mal.

« Prends les nouvelles technologi­es, dit-il. Il existe une inquiétude légitime sur le fait que nos nouvelles manières de communique­r aient un effet négatif sur la lecture de textes plus longs, plus riches. Mais paradoxale­ment, nous n’avons jamais tant lu. Ni n’avons disposé d’une telle diversité de sources. »

Là où je vois des cimetières de la pensée, Frédéric Bouchard constate plutôt qu’on assiste au début d’une réflexion. Maladroite. Qui parfois s’ignore. « Même derrière l’anti-intellectu­alisme de certaines radios- poubelles, propose-t-il, il y a une démarche intellectu­elle. »

« Je suis un optimiste » , poursuit-il. Comme si on n’avait pas deviné. « Je crois que la diversité d’opinions est une richesse et que la philosophi­e peut nous permettre, surtout à l’aide de textes plus anciens, de mieux comprendre la difficulté de vivre au temps présent. »

Nous parlons de science, qu’il aime observer du point de vue du philosophe : avec sa manière d’éclairer le monde et de répondre à nos espoirs, nos inquiétude­s, un peu comme le fait la religion, dans un registre cependant plus transcenda­nt.

Nous revenons sans cesse à cette idée de la philosophi­e comme une carte indiquant les nombreux chemins, parfois tortueux, qui permettent de naviguer dans l’incertitud­e de l’existence. Elle n’apporte pas de réponses claires. Elle nous bouleverse parfois et donne le vertige. « Mais c’est aussi une manière d’apprendre à négocier avec ce vertige. Le philosophe n’est pas plus heureux, avance Frédéric Bouchard, mais je crois qu’il est plus serein, parce qu’il est habitué à l’instabilit­é. »

C’est l’attitude de celui qui doute. De celui qui accepte l’altérité sans toutefois creuser de fossés, qui apprend à naviguer dans les remises en question que nous promet forcément l’existence, qu’on le veuille ou non, et malgré toutes nos fuites en avant.

Une société ne sera jamais que loisir ou économie. Dans ce contexte d’une vie complexe, difficile, prendre le temps de réfléchir à nos vies n’est pas un luxe. Et la philosophi­e, pas un vernis de civilisati­on. C’est plutôt son ciment.

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Tandis que le ministre de l’Éducation s’extasie devant le rapport Demers, qui recommande de réfléchir à la nécessité de plusieurs matières, dont la littératur­e, il faut insister sur l’importance de la philosophi­e. Pas comme outil pour faire de...
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