CE N’EST PAS DU LUXE
Ça me tombe dessus tandis que je marche sur le trottoir en cherchant des flaques de soleil pour m’y réchauffer. C’est l’intime et quelque peu honteuse conviction qu’au cégep je n’aimais pas la philo. Comme il y en a qui sont amoureux de l’amour, j’étais épris de l’idée de moi aimant cette matière. Cette posture idéologique contribuait à définir mon identité de jeune homme en colère contre une éducation utilitariste. Ce qui me plaçait en porte-à-faux avec mes camarades, qui décrétaient la discipline oiseuse et manifestaient leur ennui pour mieux creuser l’abyssal fossé qui nous séparait.
Mais ce matin, le professeur Frédéric Bouchard m’a fait prendre conscience que la philosophie, elle, ne creuse rien du tout, et que mon obsession pour cette tranchée entre ceux qui aiment la philo et les autres m’empêchait de voir que cette discipline construit plutôt des ponts.
Je suis venu discuter avec lui de la chaire Ésope, dont il est le premier titulaire : un espace de réflexion philosophique, né grâce à un don anonyme de 1,5 million de dollars à l’Université de Montréal, où il enseigne, en plus de diriger le Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie. En ayant l’air de parler d’un million d’autres choses, en nous donnant l’impression de ne pas y toucher, nous avons atteint l’objectif de cette chaire : répondre aux préoccupations actuelles en utilisant le champ des connaissances de la philosophie.
Et si je m’attendais à faire avec lui le procès de l’époque, c’est exactement le contraire qui est survenu. En quelques minutes, le prolixe prof m’a convaincu que je ne suis pas un vrai pessimiste, que les plus sombres perspectives d’avenir ne sont pas inéluc- tables, que les choses vont toujours un peu mieux, en même temps qu’elles vont mal.
« Prends les nouvelles technologies, dit-il. Il existe une inquiétude légitime sur le fait que nos nouvelles manières de communiquer aient un effet négatif sur la lecture de textes plus longs, plus riches. Mais paradoxalement, nous n’avons jamais tant lu. Ni n’avons disposé d’une telle diversité de sources. »
Là où je vois des cimetières de la pensée, Frédéric Bouchard constate plutôt qu’on assiste au début d’une réflexion. Maladroite. Qui parfois s’ignore. « Même derrière l’anti-intellectualisme de certaines radios- poubelles, propose-t-il, il y a une démarche intellectuelle. »
« Je suis un optimiste » , poursuit-il. Comme si on n’avait pas deviné. « Je crois que la diversité d’opinions est une richesse et que la philosophie peut nous permettre, surtout à l’aide de textes plus anciens, de mieux comprendre la difficulté de vivre au temps présent. »
Nous parlons de science, qu’il aime observer du point de vue du philosophe : avec sa manière d’éclairer le monde et de répondre à nos espoirs, nos inquiétudes, un peu comme le fait la religion, dans un registre cependant plus transcendant.
Nous revenons sans cesse à cette idée de la philosophie comme une carte indiquant les nombreux chemins, parfois tortueux, qui permettent de naviguer dans l’incertitude de l’existence. Elle n’apporte pas de réponses claires. Elle nous bouleverse parfois et donne le vertige. « Mais c’est aussi une manière d’apprendre à négocier avec ce vertige. Le philosophe n’est pas plus heureux, avance Frédéric Bouchard, mais je crois qu’il est plus serein, parce qu’il est habitué à l’instabilité. »
C’est l’attitude de celui qui doute. De celui qui accepte l’altérité sans toutefois creuser de fossés, qui apprend à naviguer dans les remises en question que nous promet forcément l’existence, qu’on le veuille ou non, et malgré toutes nos fuites en avant.
Une société ne sera jamais que loisir ou économie. Dans ce contexte d’une vie complexe, difficile, prendre le temps de réfléchir à nos vies n’est pas un luxe. Et la philosophie, pas un vernis de civilisation. C’est plutôt son ciment.