LE CANADA CHANGE, MERCI L’ALBERTA ?
Si la tendance se maintient, l’électorat canadien pourrait ne donner à aucun parti un mandat clair de gouvernement l’automne prochain. Ce serait le jeu des alliances qui départagerait le gagnant des perdants. Chose certaine, la dynamique de la prochaine campagne fédérale sera inédite. Jamais auparavant le Canada n’a été le théâtre d’une lutte à trois pour le pouvoir sur l’ensemble de son territoire.
Pour une formation qui termine un troisième mandat, le Parti conservateur de Stephen Harper est encore bien en selle. Mais depuis le dernier scrutin, les deux principaux partis d’opposition aux Communes ont pris du poil de la bête.
Thomas Mulcair a été un chef de l’opposition officielle remarquablement performant. Le NPD demeure le premier choix de l’électorat francophone québécois. En prime, le parti vient de conquérir l’Alberta. La vague orange québécoise n’a pas eu un grand effet d’entraînement sur le reste du Canada. Peut-être en serat-il autrement de celle qui vient de porter Rachel Notley au pouvoir à Edmonton.
Au minimum, le NPD ne peut plus être considéré comme un simple acteur secondaire sur la scène fédérale. C’est la plus grande nouveauté de la prochaine campagne, mais ce n’est pas la seule.
Depuis l’arrivée de Justin Trudeau comme chef des libéraux, ceux-ci disputent aux conservateurs la première place dans les intentions de vote. D’une élection complémentaire à l’autre, le score libéral a doublé, triplé ou quadruplé par rapport aux résultats du dernier scrutin.
L’automne prochain, le Parti libéral veut devancer les conservateurs sur le front des baisses d’impôt. Jusqu’à présent, les libéraux avaient évité d’affronter Stephen Harper sur un terrain que son parti en était venu à considérer comme une chasse gardée.
En chiffres, l’enjeu de cette lutte à trois se résume simplement : gagner les 170 sièges requis pour former un gouvernement majoritaire (sur les 338 que comptera la Chambre des communes après le scrutin) ou, à défaut d’y parvenir, remporter un plus grand nombre de sièges que les deux autres partis. Mais la manière d’y arriver n’est évidente pour aucun des trois protagonistes, car la partie se jouera sur cinq tableaux régionaux.
1. L’Ontario, avec 121 sièges, soit 15 de plus qu’en 2011, aura un poids plus déterminant que jamais dans l’issue de l’élection. Un parti peut se passer du Québec ou de l’Alberta pour former un gouvernement majoritaire à Ottawa. Stephen Harper et Jean Chrétien l’ont démontré. Mais gagner le Canada sans gagner l’Ontario est une tout autre paire de manches.
Il y a quatre ans, le PLC, avec sa récolte de 11 sièges, contre 22 pour les néo-démocrates et 73 pour les conservateurs, avait été le grand perdant de la bataille de l’Ontario. Les choses se présentent mieux pour lui cette fois-ci.
Dans une province où on vénère la mémoire de Pierre Trudeau, le nom de famille du chef libéral a une résonance particulière. C’est notamment vrai dans les banlieues multiculturelles du grand Toronto — celles que les conservateurs courtisent pourtant avec acharnement depuis 10 ans. Sur le terrain ontarien, Justin Trudeau est le chef libéral le plus redoutable que Stephen Harper ait eu à affronter depuis Paul Martin.
Mais tout n’est pas rose pour l’équipe Trudeau, car les libéraux au pouvoir à Queen’s Park pourraient fournir des armes à Stephen Harper et à Thomas Mulcair. Au grand bonheur des conservateurs, la plus récente mouture du programme ontarien d’éducation sexuelle indispose bien des communautés culturelles, tandis que, sur la gauche, le gouvernement de Kathleen Wynne se prépare à un affrontement salarial avec les syndicats d’ensei gnants qui pourrait profiter aux néodémocrates l’automne prochain.
2. Le Québec (78 sièges) est actuellement la province où le NPD affiche le meilleur score dans les intentions de vote.
Pour autant, les néo-démocrates ont peu de chances de répéter un exploit de l’envergure de 2011, quand ils avaient remporté 59 sièges. Les libéraux ne sont peut-être pas en tête du peloton, mais ils font une remontée par rapport aux élections précédentes. Et l’arrivée de Pierre Karl Péladeau à la direction du Parti québécois pourrait donner plus d’élan au Bloc québécois.
Chose ironique, la voie d’une victoire ou d’une majorité pour Stephen Harper pourrait passer par le Québec cette fois-ci. Les conservateurs ont fait le plein de sièges partout ailleurs en 2011. Ils ont beaucoup à perdre mais peu à gagner dans le reste du Canada. De là leur intérêt pressant pour la grande région de la Capitale-Nationale.
3. La région de l’Atlantique (32 sièges) est celle où l’avantage libéral est le plus prononcé. D’un sondage à l’autre, le PLC récolte le double des appuis de ses adversaires. Ces chiffres cachent des luttes locales plus serrées. Néanmoins, conservateurs comme néo-démocrates risquent d’y laisser des plumes en octobre.
4. Les Prairies (62 sièges) : sur les trois provinces de la région, la Saskatchewan est la plus prometteuse pour les conservateurs. Le premier ministre, Brad Wall, allié de Stephen Harper, est régulièrement donné comme le chef de gouvernement provincial le plus populaire au Canada. Au Manitoba, à l’inverse, l’impopularité du NPD provincial, au pouvoir depuis quatre mandats, pourrait ouvrir la voie à des gains libéraux. Il y a indéniablement un vent de changement en Alberta, surtout dans la région d’Edmonton. Le résultat provincial en témoigne. Mais cela pourrait tout autant profiter à Justin Trudeau qu’à Thomas Mulcair.
5. La Colombie-Britannique (42 sièges) a tendance à manger à tous les râteliers fédéraux, y compris celui du Parti vert, dont la chef, Elizabeth May, a été élue sur l’île de Vancouver en 2011. Son parti pourrait brouiller les cartes du NPD sur la côte Ouest l’automne prochain.
Les libéraux, qui y ont deux sièges, partent de loin, mais Justin Trudeau a des racines dans la région, puisqu’il a enseigné en ColombieBritannique. Les stratèges conservateurs calculent qu’une remontée libérale aux dépens du NPD leur permettrait de faire quelques gains. Tout cela pour comprendre que bien malin qui saurait dire dans quel camp la Colombie-Britannique se retrouvera le soir du scrutin.
À défaut de pouvoir prédire le gagnant du scrutin fédéral du 19 octobre, je vous soumets une certitude et une hypothèse.
Si l’élection devait se jouer sur un coup de coeur, du genre de ceux qui ont mené aux vagues orange québécoise et albertaine, Stephen Harper n’en serait pas le bénéficiaire et il perdrait sans doute son pari électoral.
Après 10 ans, l’opinion, bonne ou mauvaise, des électeurs au sujet du premier ministre actuel ne changera plus.
Par contre, si l’élection devait surtout se jouer sur des déplacements de vote dans des luttes à trois, quatre ou cinq, la division de l’opposition devrait favoriser la réélection des conservateurs.