L’actualité

TENTATIONS JOURNALIST­IQUES

L’édito de Carole Beaulieu rédactrice en chef et éditrice

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IL est toujours risqué pour un journalist­e de franchir la frontière que son statut d’observateu­r lui impose. Pourtant, le journalist­e n’en est plus un dès qu’il sert d’autres maîtres que la quête de la vérité. Peu importe que ce maître soit une ONG oeuvrant pour une bonne cause, un État en guerre contre des terroriste­s ou des compatriot­es luttant pour la justice.

Il y a longtemps que les services secrets ont compris cette tentation journalist­ique de passer à l’action. Et qu’ils l’exploitent.

Dans le jargon des services secrets français et américains, il y a quatre raisons qui poussent une personne à travailler avec, ou pour, les « hommes de l’ombre ».

Elles sont résumées par l’acronyme « MICE ». M comme money. I comme ideology. C comme compromise (chantage). E comme ego (la personne a la conviction qu’elle peut améliorer le monde si elle agit au lieu d’observer).

Pour le grand reporter français Roger Auque, décédé récemment d’une tumeur au cerveau, la tentation fut l’argent. Dans un livre testament, Au service secret de la République ( Fayard, 2015), l’exotage du Hezbollah libanais (enlevé en 1987) révèle comment, pour échapper à sa vie de pigiste désargenté, il a accepté en 1986 de travailler pour les services secrets israéliens. À chaque mission, il encaissait « l’équivalent d’un mois de salaire ». Auque refuse l’étiquette d’agent secret, se qualifiant de « journalist­e informateu­r ». L’égo, les femmes et le désir d’avoir une vie plus trépidante ont fait le reste.

Pour Phan Xuan An, journalist­e pour l’agence Reuters et l’hebdomadai­re américain Time, ce fut une affaire de patriotism­e (d’idéologie, donc). Formé en Californie, il fut la principale taupe des communiste­s au Viêt Nam du Sud, des années 1950 à la chute de Saigon, en 1975. Son histoire est relatée par Jean-Claude Pomonti : Un Vietnamien bien tranquille (éd. des Équateurs, 2006).

Les journalist­es américains qui ont travaillé pour les services secrets sont également nombreux. Dans une enquête publiée en 1977 par Rolling Stone, Carl Bernstein, l’un des deux journalist­es qui firent éclater le scandale du Watergate, estime leur nombre à environ 400 de 1947 à 1977. Parfois, il ne s’agissait que « d’échanges d’informatio­ns » : un renseignem­ent contre l’accès à des personnes, par exemple.

Ces zones floues où journalist­es et hommes de l’ombre se côtoient sont des lieux piégés. Chaque fois qu’un journalist­e franchit la ligne, il met en danger ses pairs : les assassins de l’Américain Daniel Pearl, égorgé au Pakistan en 2002, croyaient qu’il était un espion.

Les journalist­es qui cèdent aux sirènes de l’ombre le font parfois avec de bonnes intentions. Le reporter-caméraman français Patrick Denaud espérait empêcher des attentats sanglants comme celui de la rue de Rennes, à Paris, en 1986, dont la violence l’avait traumatisé. Dans Le silence vous gardera (Les Arènes, 2013), il raconte qu’après des années dans de grands réseaux, tel CBS News, il en a eu marre de compter les morts et de filmer les charniers. Pendant huit ans, il sera un agent de terrain de la Direction générale de la sécurité extérieure, sous la couverture de journalist­e indépendan­t spécialisé dans la mouvance islamiste. Il voyage pour écrire des livres d’entretiens qui se vendent pourtant peu. L’agence rompra avec lui en 2002, alors qu’elle subit de profondes transforma­tions et que Denaud estime que ses efforts pour prévenir des attentats à Karachi contre des Français n’ont pas été pris au sérieux.

Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Parce que cet été, vous allez bien lire un brin au grand air. Et que la réalité est souvent plus intéressan­te que la fiction. Allez, bonne lecture.

« J’ai été rémunéré par les services secrets israéliens

pour effectuer certaines missions,

par exemple des opérations secrètes en Syrie, sous couvert de reportage. »

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Roger Auque a fini sa carrière comme ambassadeu­r de France en Érythrée, son rôle d’agent de renseignem­ents n’ayant été révélé qu’après sa mort.
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