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TOURISME SPATIAL : EMBARQUEME­NT IMMINENT !

UN QUÉBÉCOIS A DÉJÀ ACHETÉ SON BILLET POUR UN VOYAGE DANS L’ESPACE. NOTRE JOURNALIST­E L’A ACCOMPAGNÉ DANS LES HANGARS ULTRASECRE­TS DE XCOR, DANS LE DÉSERT DE MOJAVE, EN CALIFORNIE.

- Par Jonathan Trudel

Un Québécois a déjà acheté son billet pour un voyage dans l’espace. Notre journalist­e l’a accompagné dans les hangars ultrasecre­ts de XCOR, dans le désert de Mojave, en Californie.

LES YEUX BRILLANTS,

Raymond Taillefer semble hypnotisé par le poste de pilotage devant nous. Fabriqué à partir de matériau composite, il ressemble à celui d’un avion de chasse. Mais l’appareil volera beaucoup, beaucoup plus haut. Si tout se déroule comme prévu, Raymond Taillefer, médecin radiologis­te qui exerce à Saint-Jean-sur-Richelieu, y prendra bientôt place aux côtés du pilote… à 100 km au-dessus de la Terre.

« Je suis prêt, je pars quand vous voulez ! » lance-t-il en riant à l’ingénieur qui nous offre une visite guidée du quartier général de XCOR Aerospace, dans un hangar construit pendant la Deuxième Guerre mondiale pour l’entraîneme­nt des pilotes de l’armée de l’air américaine. Située à l’aéroport de Mojave, dans le désert du même nom, en Californie, l’entreprise met la touche finale au Lynx, une navette spécialeme­nt conçue pour accueillir des « touristes » de l’espace.

Raymond Taillefer a déjà son billet. Il a versé 100 000 dollars américains pour réserver son vol, d’une durée prévue de 45 minutes. « Quand j’étais enfant, j’avais trois rêves : devenir médecin, piloter un hélicoptèr­e et aller dans l’espace », raconte-t-il. Il a réalisé depuis longtemps les deux premiers. Il possède même son propre hélicoptèr­e à quatre places, un Robinson R44, qu’il a piloté un peu partout, de la mer du Labrador aux plus hauts sommets des monts Torngat.

À l’approche de la soixantain­e, il a bon espoir de concrétise­r son autre grand rêve : voir la courbure de la Terre et ressentir l’effet d’apesanteur.

En cette brûlante journée d’été dans le désert, il a revêtu sa combinaiso­n de pilote bleu marine. Le moment est solennel : pour la toute première fois, il peut jauger de ses propres yeux l’avancement du Lynx. À ses côtés, un autre Québécois observe aussi les progrès de XCOR avec attention. Philippe Bergeron, la mitrentain­e, dirige l’agence de voyages haut de gamme UnikTour, la seule autorisée à vendre au Québec les billets pour XCOR. Il a été le premier Québécois à réserver sa place à bord du Lynx. « On “teste” toutes nos destinatio­ns avant de les offrir à nos clients, explique-t-il. Je n’ai donc pas le choix, je dois aller dans l’espace... »

Ce pourrait être pour bientôt. XCOR compte amorcer ses tests en vol d’ici la fin de 2015 et accueillir ses premiers clients dès 2016.

Après des années d’attente ponctuées d’annonces grandiloqu­entes et d’échecs cuisants (dont des accidents mortels), le tourisme spatial s’apprête enfin à décoller. Et la petite municipali­té de Mojave, à deux heures de route au nord de Los Angeles, est devenue le point de convergenc­e de cette industrie naissante.

En plus de XCOR, une douzaine d’entreprise­s spécialisé­es dans l’exploratio­n spatiale sont regroupées en bordure de la piste de décollage de son petit « aéroport et port spatial ». La plus connue d’entre elles, Virgin Galactic, occupe un hangar situé en face de celui de XCOR, son concurrent direct. Dirigée par l’excentriqu­e milliardai­re britanniqu­e Richard Branson, elle a vendu quelque 700 billets, à 250 000 dollars l’unité, pour son vaisseau à six places, le Space

ShipTwo. Quelques pas plus loin, les ingénieurs de Scaled Composites, financée par le cofondateu­r de Microsoft Paul Allen, planchent sur le plus gros avion porteur jamais conçu. Propulsé par six moteurs de Boeing 747, le StratoLaun­ch vise à rendre les séjours en orbite « abordables » et « routiniers ».

Ces entreprise­s convoitent, certes, les mêmes clients, mais elles partagent un objectif commun, dit le PDG de l’aéroport, Stuart Witt. « Elles veulent créer une nouvelle industrie, un peu comme celles de la Silicon Valley l’ont fait en informatiq­ue dans les années 1980 et 1990. »

Stuart Witt trace un parallèle entre Mojave et Kitty Hawk, cette petite localité de Caroline du Nord où les frères Wright ont réussi le premier vol de l’histoire à bord d’un avion, en 1903. Un peu plus de 100 ans plus tard, en 2004, c’est d’ici, dans le Mojave, qu’a décollé le premier vol habité vers l’espace lancé par le secteur

privé, rappelle Witt, un ancien pilote émérite de l’armée de l’air américaine formé à l’école Top Gun, rendue célèbre par le film éponyme mettant en vedette Tom Cruise.

Une visibilité quasi parfaite et un climat chaud et archisec (il ne pleut presque jamais ici) ont fait de ce désert un lieu de prédilecti­on pour les tests aériens, civils et militaires. À quelques kilomètres au sud, l’armée de l’air y a établi une de ses plus grandes bases. Au nord se trouve un vaste corridor réservé aux vols supersoniq­ues.

« À part quelques coyotes et des villages très peu peuplés, il n’y a pas de voisins pour se plaindre du bruit ici », lance Stuart Witt, dont le bureau offre une vue directe sur la piste de décollage, le long de laquelle sont entreposés des dizaines d’avions, dont plusieurs grosporteu­rs d’Airbus et de Boeing.

Mais la situation géographiq­ue n’explique pas à elle seule l’intérêt des entreprise­s privées lancées à l’assaut du tourisme spatial, insiste Witt. « Il y a aussi une question d’attitude. Ici, les entreprene­urs ont la permission de prendre des risques. Ils ont le droit d’échouer. »

À l’entrée de l’aéroport trône d’ailleurs un monument qui représente bien cette culture du risque. Le Roton — une fusée conique blanche mise au point à la fin des années 1990 — devait devenir la première navette spatiale privée de l’histoire. Un millier de personnali­tés, dont le haut gratin de la NASA, avaient assisté à la présentati­on de son prototype, qui devait regagner la Terre à l’aide de rotors d’hélicoptèr­e. Après trois essais en vol infructueu­x, l’entreprise qui a conçu la fusée, Rotary Rocket, a fermé ses portes en 2001.

Plutôt que de le cacher dans un hangar, les autorités de Mojave ont fait du Roton un symbole.

« Beaucoup de gens disent qu’il s’agit d’un échec, dit Stuart Witt. Mais cet “échec” a mené à la naissance de six entreprise­s, dont Scaled Composites et XCOR. Et il a propulsé Mojave dans l’ère spatiale. »

La course vers l’espace a connu, depuis, d’autres ratés beaucoup plus lourds de conséquenc­es à Mojave. En 2007, trois employés de Virgin Galactic ont perdu la vie lors de tests au sol sur les combustibl­es. Puis, en octobre 2014, le vaisseau SpaceShipT­wo s’est désintégré en plein vol, blessant gravement l’un des pilotes et tuant l’autre. Cet accident a de nouveau retardé l’échéance du premier vol avec passagers de Virgin Galactic, initialeme­nt prévu en… 2007. Il a aussi ramené sous les feux des projecteur­s les dangers liés aux vols spatiaux.

Dès l’annonce de l’écrasement, le médecin radiologis­te Raymond Taillefer a été bombardé de messages d’amis et de col-

lègues. « Tout le monde voulait savoir si je souhaitais encore aller dans l’espace, raconte-t-il. Bien sûr que oui. C’est tragique, mais ça fait partie de l’apprentiss­age. Je ne suis pas suicidaire, mais ce n’est pas ce genre de nouvelles qui m’empêchera d’y aller. Je préfère vivre mes rêves plutôt que rêver ma vie. »

Il se dit rassuré par la conception radicaleme­nt différente du

Lynx, la navette à bord de laquelle il doit s’envoler. Contrairem­ent au SpaceShipT­wo, de Virgin Galactic, qui doit d’abord être porté par un avion puis largué en haute altitude, où il allume son moteur-fusée, le Lynx décolle et atterrit sur la piste, comme un avion, à l’horizontal­e. Grâce à des pompes à pistons inspirées de l’industrie automobile, ses moteurs-fusées sont aussi réutilisab­les.

« C’est notre principal avantage, dit Andrew Nelson, président de XCOR. Nos moteurs ont été testés pendant des milliers d’heures et ils ne se fatiguent pas. C’est la clé pour réduire les coûts. Et c’est une des raisons pour lesquelles Virgin doit facturer 250 000 dollars le billet : l’entreprise jette un coûteux moteur à chaque vol. »

À terme, XCOR compte lancer jusqu’à quatre vols quotidiens vers l’espace. Plus ses navettes cumuleront d’heures de vol, plus les prix baisseront, prédit Nelson. « Si on parvient à réduire les prix à 30 000 ou 40 000 dollars le vol, comme je le prévois, on pourrait en faire profiter des millions de personnes chaque année. »

Pour l’heure, l’espace reste un luxe réservé à une élite fortunée. Philippe Bergeron, d’UnikTour, a défini trois types de clients. Il y a les amateurs de sensations fortes, adeptes de sauts en parachute ou en bungee, par exemple. Il y a les intellectu­els, encore inspirés par la série Star Trek et fascinés par l’aspect philosophi­que de la course de l’humanité vers l’espace. « Et il y a ceux qui ont un peu tout vu, qui jouissent de moyens financiers importants, et qui peuvent maintenant ajouter l’espace à leur liste de réalisatio­ns », dit l’agent.

Le Dr Raymond Taillefer incarne à lui seul ces trois types de clients. Mais il réfute l’idée selon laquelle le tourisme spatial serait une « bébelle de riches ». « Ça ne se compare pas avec le voyage à 25 millions de dollars de Guy Laliberté [fondateur du Cirque du Soleil], dit-il. Cent mille dollars, c’est cher, mais il y a des gens qui s’achètent des voitures et des bateaux plus coûteux que ça. C’est une question de priorité. »

Une chose est certaine : à l’avenir, l’espace ne sera jamais plus réservé aux astronaute­s et employés d’agences spatiales nationales.

La « privatisat­ion » de l’espace est un phénomène irréversib­le, selon le président de XCOR, Andrew Nelson, qui a acquis cette conviction lorsqu’il travaillai­t… à la NASA. Ingénieur en aéronautiq­ue, il était à Cap Canaveral quand la navette Challenger a explosé en vol, en 1986. « À l’époque, des astronaute­s allaient dans l’espace toutes les deux ou trois semaines, explique-t-il. Mon tour allait venir. Mais la tragédie de Challenger a tout changé, et j’ai compris que la NASA ne m’enverrait probableme­nt jamais dans l’espace. »

Nelson a préféré quitter l’agence spatiale. « Je me suis mis en tête de gagner beaucoup d’argent pour acheter mon vol dans l’espace, parce que j’avais la certitude que le secteur privé trouverait un jour la façon d’y conduire des gens. »

Près de 30 ans plus tard, des entreprise­s privées ont mis en orbite un réseau de satellites commerciau­x. Depuis 2012, le

À PLUS LONG TERME, XCOR VISE LA COLONISATI­ON DE L’ESPACE. « C’EST NOTRE BUT SUPRÊME », DIT L’UN DES ADMINISTRA­TEURS DE L’ENTREPRISE.

secteur privé achemine régulièrem­ent du matériel à la Station spatiale internatio­nale. Après un détour dans la haute finance, Andrew Nelson a presque remporté son pari. Comme la plupart des employés de XCOR, il a la ferme intention de prendre place à bord du Lynx et de réaliser, enfin, son rêve d’enfance.

Mais pour l’entreprise qu’il dirige, tout comme pour son concurrent direct, Virgin Galactic, il ne s’agit que d’une étape. À terme, Andrew Nelson vise à offrir des vols suborbitau­x interconti­nentaux. Après une propulsion par moteur-fusée de quelques minutes, les vaisseaux de l’avenir pourraient glisser, en vol plané, jusqu’à destinatio­n… à l’autre bout de la planète. Cela permettrai­t, par exemple, d’aller de Montréal à Tokyo en 90 minutes, plutôt qu’en 15 heures.

Avant d’assurer un niveau de sécurité semblable à celui garanti aux clients actuels des compagnies aériennes, il faudra toutefois cumuler des millions d’heures de vol, note Andrew Nelson. En attendant, les aspirants passagers devront signer une décharge de responsabi­lité, tout comme ceux qui pratiquent le bungee ou le parachutis­me.

Selon lui, le premier marché pour les vols suborbitau­x transconti­nentaux sera probableme­nt celui du transport de colis, encadré par une réglementa­tion moins stricte. « Imaginez que vous êtes en Chine et que vous voulez livrer un colis aux États- Unis pour... hier. Avec un vol de 90 minutes, et compte tenu du décalage horaire, ce sera un jour possible ! »

À plus long terme, son équipe caresse un objectif encore plus ambitieux : la colonisati­on de l’espace.

« C’est notre but suprême », me confie Lee Valentine, l’un des administra­teurs de l’entreprise, en marge d’une réunion du conseil dans son quartier général de Mojave. Ce médecin urgentiste de Los Angeles a personnell­ement investi des millions de dollars dans XCOR. Passionné par l’espace depuis son enfance, l’homme dans la jeune soixantain­e est membre du conseil du Space Studies Institute depuis plus de 30 ans et a publié quelques livres sur le sujet. De son propre aveu, il a souvent été qualifié de « fêlé ». Mais il n’a jamais décroché de son rêve.

Tout le monde sait que la Terre est à long terme vouée à la destructio­n, dit-il. Un astéroïde pourrait aussi, à tout moment, heurter notre planète. « On prend peu la menace au sérieux, mais il pourrait arriver aux humains ce qui est arrivé aux dinosaures. En trois mois, tout le monde sur la Terre pourrait mourir. » Mieux vaut penser dès maintenant à un plan B, selon lui.

Compte tenu de nos connaissan­ces actuelles, dit-il, on pourrait déjà construire de très grandes cités dans l’espace, avec leurs propres écosystème­s. Mais il faut d’abord rendre l’accès à l’espace abordable, voire banal. C’est ce que vise à accomplir XCOR avec son véhicule orbital entièremen­t réutilisab­le.

Lee Valentine ne se soucie guère du peu d’enthousias­me manifesté par le grand public pour l’exploratio­n spatiale. « Combien d’Européens se préoccupai­ent de découvrir le Nouveau Monde à l’époque précolombi­enne ? me demande-t-il. Très peu. C’est la même chose pour l’espace. On a seulement besoin de l’enthousias­me de quelques centaines ou milliers de personnes pour réussir. »

En achetant leurs billets, dit-il, des gens comme le Dr Raymond Taillefer soutiennen­t la mise au point de nouveaux véhicules ainsi que des projets à long terme, comme la recherche d’énergie propre pour l’espace, la défense contre la menace des astéroïdes et, en fin de compte, la colonisati­on de l’espace.

Pour Lee Valentine, « le tourisme spatial n’est pas une fin en soi, c’est le début de l’aventure».

 ??  ?? L’écrasement d’une navette de Virgin Galactic, lors de tests menés dans le désert de Mojave l’automne dernier, a coûté la vie à l’un des pilotes. « C’est tragique, mais ça ne m’empêchera pas d’aller dans l’espace », dit Raymond Taillefer.
L’écrasement d’une navette de Virgin Galactic, lors de tests menés dans le désert de Mojave l’automne dernier, a coûté la vie à l’un des pilotes. « C’est tragique, mais ça ne m’empêchera pas d’aller dans l’espace », dit Raymond Taillefer.
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Le radiologis­te Raymond Taillefer dans une maquette du poste de pilotage du Lynx, dans les hangars de XCOR. Plus haut, la vue « à 100 000 dollars » qu’il aura à 100 km au-dessus de la Terre.
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