LA ROUTE VERTE À LA CROISÉE DES CHEMINS
Elle prolonge la saison touristique jusqu’en automne, révèle une nature autrement inaccessible et a même donné naissance à des modèles uniques de concertation régionale. Mais de nouveaux défis s’amènent pour la Route verte, qui souffle 20 bougies cette an
Elle prolonge la saison touristique, révèle une nature autrement inaccessible et a donné naissance à des modèles uniques de concertation régionale. Mais de nouveaux défis attendent la Route verte, qui a 20 ans cette année.
LE QUÉBEC COMPTE QUATRE MILLIONS DE CYCLISTES, QUI PARCOURENT PRÈS DE DEUX MILLIARDS DE KILOMÈTRES PAR ANNÉE.
AU début des années 2000, quand il a su que la Route verte traverserait L’Islet-sur-Mer, dans Chaudière-Appalaches, Wilson Thibault était tellement fier qu’il a écrit un poème à son instigateur, Vélo Québec !
Cet été, ce vélophile de 70 ans, propriétaire de Tibo Bicyk, une entreprise familiale fondée en 1924, se réjouira d’autant plus que 6 000 cyclistes défileront devant sa boutique pendant le Grand défi Pierre Lavoie, auquel il participera avec son fils. Et la Route verte célébrera ses 20 ans !
Inspirée de véloroutes étatsuniennes et européennes, la Route verte a été créée avec le concours de l’État québécois, de bénévoles et de partenaires régionaux. Elle forme aujourd’hui un réseau cyclable de 5 037 km composé de pistes aménagées en marge du réseau routier, d’accotements asphaltés et de routes secondaires que fréquentent 1,2 million de cyclistes par année. Et elle relie presque sans interruption 16 régions en sillonnant 393 municipalités, 94 MRC et des pans entiers d’un Québec parfois méconnu.
« C’est la meilleure façon de voyager au Québec : le réseau longe des rivières, des lacs, des chutes et traverse des paysages auxquels on n’a pas accès autrement. Il passe aussi par des villages reculés et des routes rurales oubliées, le tout gratuitement ! » dit Stéphane Lapointe, auteur de PistesCyclables. ca, qui a parcouru au moins 2 000 km du réseau.
La Route a d’ailleurs reçu de nombreux éloges, notamment de la National Geographic Society, qui la juge parmi les plus belles véloroutes du monde.
Mais il a fallu du temps et des efforts pour la mettre en place. « En 1995, certaines régions n’aimaient pas l’idée de se connecter entre elles, et des fermiers craignaient de se faire voler leur maïs par les cyclistes », raconte un de ses fondateurs, Jean-François Pronovost, aujourd’hui viceprésident au développement et aux affaires publiques à Vélo Québec.
Peu à peu, toutes les régions ont emboîté le pas. « Dans une certaine mesure, la Route verte a créé un Québec plus étroitement lié qu’il ne l’était par les routes, parce que ses liens sont plus humains », dit Louis Carpentier, directeur du développement de la Route verte.
Elle a même donné naissance à des modèles de concertation régionale uniques en leur genre. « Autour du lac Saint- Jean, 15 municipalités et une communauté montagnaise décident ensemble chaque année qui paiera quoi pour l’entretien de la Véloroute des Bleuets », explique Nicolas Lacroix, jusqu’à tout récemment directeur de cette boucle de 256 km, sur laquelle plus de 240 000 cyclistes ont circulé en 2014 et généré des retombées qui atteindraient 10 millions de dollars.
Selon une étude de la Chaire de tourisme Transat de l’Université du Québec à Montréal, la Route verte contribue à prolonger la saison touristique, les cyclotouristes voyageant du printemps à l’automne. La majorité est instruite (le tiers ont fait des études universitaires), et elle voyage et dépense plus que la moyenne des touristes au Québec (107 dollars par jour, contre 101 dollars par jour).
« Ça détruit le mythe du cycliste fauché qui dépense le moins possible en voyageant », constate Claude Péloquin, directeur des études à la Chaire. Leurs dépenses vont surtout à l’hébergement et à la restauration, pour le bonheur des commerçants.
Avant même que la Route verte soit implantée en Montérégie, Françoise Boutin, propriétaire de l’Auberge Harris, à Saint-Jean-sur-Richelieu, pensait vélo. Elle a contribué à l’aménagement d’un lien cyclable entre sa ville et Chambly. Depuis, elle a ajouté 29 suites à son établissement, et les cyclistes forment 40 % de sa clientèle.
« Je mets à leur disposition un abri couvert et verrouillé pour 56 vélos, je propose des circuits avec transport de bagages et j’ai créé ma propre application pour téléphones intelligents ! » souligne la femme d’affaires, dont l’auberge est certifiée « Bienvenue cyclistes ! » , un label adopté par Vélo Québec en 2005. Aujourd’hui, 500 établissements (hôtels, gîtes, campings) offrent des services adaptés aux cyclotouristes.
Les fabricants de vélos québécois bénéficient aussi de la Route verte. « De plus en plus de gens, à commencer par les familles, pratiquent le vélo grâce aux pistes sécuritaires, et ça se reflète dans nos ventes », dit Raymond Dutil, président de Procycle, à Saint-Georges, dans Chaudière-Appalaches.
AU-DELÀ DU TOURISME
La Route verte a entraîné un mouvement de réaménagement des villes et de récupération d’espaces abandonnés. À Lévis, Gilles Lehouillier, alors conseiller municipal et aujourd’hui maire, a eu l’idée de transformer une friche industrielle en un verdoyant couloir cyclable, le Parcours des Anses. « La revitalisation y a été exceptionnelle, fait-il remarquer. De jeunes familles se sont établies autour, et la valeur des propriétés a augmenté de 214 % de 2003 à 2015 ! » Le maire veut maintenant moderniser la gare maritime du traversier et la relier, d’ici quelques années, au Vieux-Lévis par un ascenseur pouvant accueillir les vélos.
D’abord conçues à des fins récréatives, d’autres pistes cyclables sont devenues des voies de déplacement importantes, comme le Parc linéaire des Bois-Francs, dans le Centre-du-Québec.
« Au début, on n’y voyait des cyclistes que la fin de semaine ; maintenant, elle est sillonnée dès le lundi matin par des travailleurs ou des étudiants, note Louis Carpentier, de la Route verte. Sans piste, les gens ne prendraient pas autant leur vélo, car les routes sont trop fréquentées dans les environs. » Même constat pour le Parc linéaire Le P’tit Train du Nord, dans les Laurentides, où 70 % du million de passages annuels sont attribués à la circulation locale.
La Route verte a aussi contribué à protéger l’environnement. « La piste du Petit Témis a créé une bande de protection aux abords du lac Témiscouata, une importante source d’eau potable », dit le maire de Dégelis, Normand Morin, instigateur de cette piste cyclable. « Sans elle, le parc national du Témiscouata n’aurait pas vu le jour, en 2014. »
Mais tout n’est pas rose dans ce monde vert. « Il manque encore 5 % du tracé prévu de 5 300 km, explique Louis Carpentier. Mais ce sont de petits segments éparpillés, dont le plus long ne dépasse pas 10 km. »
En outre, la signalisation reste déficiente par endroits. « Faire un détour de deux kilomètres en voiture, ce n’est rien, mais en vélo, c’est embêtant »,
souligne Jean-François Pronovost. Or, des municipalités tardent encore à se doter d’une signalisation claire. Sans compter que les accotements de certaines routes passantes n’ont rien de pittoresque et sont parfois dangereux.
On peut cependant accéder à la cartographie en ligne de la Route sur téléphone et sur tablette. Une application permet de se géolocaliser et de voir quels services sont offerts dans un proche rayon. En juillet, grâce à une nouvelle application, il sera possible de signaler tout problème sur le réseau en envoyant la photo géolocalisée d’un nid-depoule, d’un tronçon bloqué, d’un bris...
LA ROUTE VERTE DANS LE ROUGE
Un des grands défis pour les responsables de la Route verte dans les années à venir est sa réfection. « Un réseau cyclable a une durée de vie d’environ 15 ou 20 ans », précise Louis Carpentier.
Le défi est d’autant plus grand que, en novembre 2014, Québec a aboli le programme de financement destiné à l’entretien de la Route. Doté d’un budget de 2,8 millions de dollars, ce programme touchait 55 % du réseau, et il exigeait des municipalités qu’elles investissent autant que le ministère des Transports (MTQ), soit 1 500 dollars par kilomètre.
« Ce modèle permettait d’éviter les dépassements de coûts, explique Raymond Dutil. Puisque les municipalités investissaient autant que le MTQ, elles maîtrisaient mieux leur budget et dépensaient souvent moins que les sommes prévues, preuve que c’était bien géré. » L’an dernier, ce programme n’a coûté que 2,1 millions de dollars au MTQ, selon Lucie Lanteigne, directrice générale de Vélo Québec Association.
En contrepartie de cette perte, près de 800 municipalités (dont la moitié ne sont pas traversées par la Route verte) recevront cette année 50 millions de dollars de plus pour l’ensemble des travaux de voirie, pour un total de 177 millions, qu’elles dépenseront à leur guise. « Elles investiront là où il y aura d’urgents besoins, et ce ne sera pas nécessairement dans la Route verte », croit Réjean Parent, président de l’Association des réseaux cyclables du Québec.
« Ma crainte, poursuit-il, c’est que les municipalités qui n’ont pas les moyens d’entretenir la Route en remettront la gestion au MTQ lorsqu’il en est le propriétaire, et celui-ci a bien d’autres priorités. » Déjà, les gestionnaires du parc Le P’tit Train du Nord et de la Vélopiste Jacques-Cartier– Portneuf envisagent cette hypothèse.
Pour faire le point, Vélo Québec a organisé, en avril, le Forum sur l’avenir de la Route verte, qui réunissait 80 intervenants du milieu. Le MTQ a alors confirmé qu’il continuerait d’entretenir les accotements asphaltés utilisés par les cyclistes, ainsi que les ponceaux de plus de trois mètres situés sur d’anciennes emprises ferroviaires — il y en aurait près de 400 sur le trajet du P’tit Train du Nord.
Lors du Forum, toutes sortes d’idées ont été lancées pour financer l’entretien de la Route, de la collecte de fonds aux dons volontaires. Mais pas l’instauration de vignettes payantes. « Taxer les cyclistes n’est pas une solution. Certaines municipalités l’ont fait jusqu’en 2007 et ça coûte plus cher à gérer que ça ne rapporte », estime JeanFrançois Pronovost.
Pour Lucie Lanteigne, il y a plusieurs solutions possibles, mais un élément demeure essentiel : « On ne peut pas gérer un réseau panquébécois de l’envergure de la Route verte sans un engagement minimal de l’État et un budget consacré à son entretien. Nous évaluons différentes stratégies, et nous ferons une proposition au gouvernement en juin. » À suivre... (routeverte.com)