Mission de reconnaissance
« Le véritable chef de guerre n’engage pas la bataille sur un mouvement d’humeur. » *
Pierre Karl Péladeau n’a pas décidé de se lancer en politique sur un coup de tête.
Dès 2009, Julie Snyder perçoit un changement d’attitude chez son conjoint : il détache les yeux de la ligne des profits de Québecor — la seule chose qui semblait compter jusquelà ; peste contre le gaspillage de l’État, la corruption et la collusion ; s’enflamme contre sa cible favorite, la famille Desmarais, propriétaire de Power Corporation, qui tirerait les ficelles du pouvoir. Un jour, il lui lance : « Si je fais de la politique, je vais le faire à visière levée. »
Péladeau invite des élus, des artistes, des gens d’affaires à sa maison d’Outremont — la seule de la rue à arborer un drapeau du Québec, accroché à une barre sur la façade de brique — pour parler politique. « Des gens de toutes tendances, pas juste des souverainistes », précise Julie Snyder.
Il reçoit des chroniqueurs de Québecor à son chalet, en Estrie, ou aux Îles-de-la-Madeleine pendant ses vacances : Richard Martineau, Sophie Durocher, Mathieu Bock-Côté, Jean Lapierre, Mario Dumont... À ceux qui ont tâté de la politique, il pose des questions sur les raisons de leur engagement, les difficultés du métier...
L’animatrice et productrice ne croit pas alors que ce soudain intérêt le mènera à un changement de carrière. « J’aurais été moins surprise que Pierre Karl devienne danseur nu au 281 ! Quand je l’ai rencontré, en 1999, il fuyait la lumière. Il a beau être plus extraverti qu’avant, il y avait une limite ! » rigole-t-elle.
Un soir de 2009, le cinéaste Pierre Falardeau, découvrant que PKP est souverainiste, fait un vibrant plaidoyer pour que celui-ci mette ses journaux, télévisions et magazines au service de la cause. Julie Snyder affirme qu’il a poliment refusé. « Mon père n’a jamais voulu ça », aurait-il dit.
Au siège social de Québecor, Péladeau évite de discuter politique avec ses collaborateurs. Mais à la maison, il multiplie les « je ne vais pas mourir au bureau à 72 ans comme mon père » ou « j’ai amené Québecor aussi loin que possible ».
Fin 2009, l’idée de ramener une équipe de hockey professionnel à Québec prend forme avec le projet d’amphithéâtre du maire, Régis Labeaume. La « Nordiques Nation » s’emballe. « Pierre Karl a vu à quel point il pouvait être populaire », raconte Jean-Marc Léger, président de Léger Marketing, qui siège au C.A. du Groupe TVA.
En juin 2011, Léger cherche un président pour le C.A. de la Fondation de l’entrepreneurship. Péladeau accepte. Dans les mois qui suivent, il prononce des discours devant des entrepreneurs dans une vingtaine de villes. « Il parlait avec ses tripes, comme un politicien. Il a adoré ça. Les salles étaient pleines », raconte Léger.
Au début de l’automne 2011, PKP se rend à L’Île-des-Soeurs et frappe à la porte de l’ancien premier ministre Jacques Parizeau, qui le reçoit dans son salon avec vue sur le fleuve. Il lui parle de son parcours, puis lui demande s’il devrait contribuer au service public. « Je connais la grande culture européenne de Jacques Parizeau, alors nous savions tous les deux que “service public” voulait dire faire de la politique, raconte Péladeau. Il a dit que c’était une bonne idée. »
Pierre Karl Péladeau est toutefois à la tête d’un empire de télécommunications et de médias qui génère un chiffre
d’affaires de quatre milliards de dollars par année et compte 16 000 employés. « Avant de partir, je devais m’assurer d’avoir une équipe solide à la direction de Québecor », ditil. Il mettra 18 mois pour nommer ses lieutenants aux postes stratégiques.
En mars 2013, il annonce qu’il quitte la direction quotidienne du groupe. Puis, il se rend voir la première ministre, Pauline Marois, qui lui offre la présidence du C.A. d’HydroQuébec, en avril.
« Je ne connaissais rien là- dedans ; il a fallu que je m’informe et que je lise beaucoup», dit-il. À sa grande surprise, il est le seul membre de la direction de la société d’État qui conduit un véhicule électrique, une Chevrolet Volt !
Au Conseil des ministres, où il est invité à discuter d’électrification des transports, il déclare son penchant souverainiste. Certains élus souhaitent que Pauline Marois lui offre de diriger la rédaction du livre blanc sur l’indépen- dance. D’autres suggèrent de garder ce gros nom du milieu des affaires pour le référendum, où il pourrait être désigné négociateur en chef avec le Canada, comme Lucien Bouchard l’avait été en 1995. « On aurait profité de sa réputation de dur négociateur, sans risquer de faire éclater le PQ, parce qu’il est plus à droite que ses membres », raconte un député du parti.
Mais Pauline Marois préfère que PKP fasse le saut dès maintenant. Lorsque Péladeau s’en ouvre à Jean-Marc Léger, en octobre 2013, la réponse ne tarde pas. « Es-tu fou ? Tu as une belle carrière, tu as réussi, pourquoi la politique ? Ce n’est pas fait pour tout le monde », lui lance le sondeur. Mais son idée est faite. « Quand il est décidé, il ne recule pas », dit Léger.
Le projet est mis en veilleuse lorsqu’il se sépare de Julie Snyder, en pleine période des Fêtes. Quand Péladeau reparle de faire de la politique, en février 2014, il demande la permission à Julie Snyder, même s’ils sont séparés.
« Je lui ai donné le feu vert, à la condition qu’il se rende à sa thérapie tous les mardis, raconte-t-elle. Il a accepté. » En pleine campagne électorale, Pauline Marois l’appellera tous les lundis pour lui rappeler d’être à son rendez-vous du lendemain. Il ne manquera aucune séance. « À 50 ans, ce ne sont pas tous les hommes qui ont le courage d’aller en thérapie », dit-elle. (Le couple Snyder-Péladeau se reformera à l’été 2014. Leur mariage est prévu en août prochain.)