L’actualité

La loyauté au général

« Un général se doit d’être impavide pour garder ses secrets, rigoureux pour faire observer l’ordre. »

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Pierre Karl Péladeau n’est pas un self-made man. Il a hérité d’un empire de l’imprimerie sur lequel le soleil ne se couchait jamais — 160 usines, 60 000 employés sur tous les continents —, qui a fait faillite en 2008. Il a toutefois transformé Québecor en profondeur avec l’aide de la Caisse de dépôt et placement lors de l’acquisitio­n de Vidéotron, en 2000.

Il est cependant un self-made man sur le plan personnel, soutiennen­t ceux qui le côtoient depuis des années. Sa jeunesse explique en partie sa personnali­té imprévisib­le et solitaire. Et son exigence de loyauté. « Il n’a jamais pu compter sur sa famille et en a beaucoup souffert », dit Michel Nadeau, qui le connaît depuis près de 30 ans.

Sa conjointe, Julie Snyder, parle de « carences sociales » sur lesquelles il continue de travailler. « Pierre Karl a peutêtre été élevé avec une cuillère en argent dans la bouche, mais il n’y avait personne pour la tenir », raconte-t-elle.

Le petit Péladeau a huit ans lorsque son père, Pierre, déménage à Sainte-Adèle, dans les Laurentide­s. Celui-ci se rend au boulot en hélicoptèr­e et passe ses soirées à entretenir ses passions : le travail, la musique, l’alcool et les femmes. Sa mère, Raymonde Chopin, est souvent hospitalis­ée pour dépression.

Celui que tout le monde surnomme « Carlosito » — le petit Carl — passe plus de temps avec le chauffeur et ami de son père, Tony Calandrini, qu’avec ses parents. À Québecor, les cadres qui ont vécu cette époque tourmentée de la famille ont une formule aussi tendre que triste : « Carlosito a été élevé par tout le monde. »

Pierre Péladeau décide de confier son fils de huit ans à Marie et Raymond Laframbois­e, qu’il connaît bien. Le couple a déjà six enfants, cinq garçons et une fille. Carl vivra avec eux, à Cartiervil­le, jusqu’à ce qu’il s’installe en appartemen­t, à 16 ans, près du collège Jean-de-Brébeuf, à Outremont.

« Son père avait plus envie de bâtir un empire qu’une famille », affirme Raymond Laframbois­e, alerte malgré ses 89 ans. Il me reçoit, avec sa femme, dans leur jolie maison de pierres, à Cartiervil­le.

Là-bas, les enfants font la vaisselle après les repas, tondent le gazon, fendent du bois au chalet… « Ils avaient des valeurs familiales fortes, ça m’a beaucoup aidé à l’âge critique de l’adolescenc­e. On soupait en famille, c’était agréable », raconte Pierre Karl Péladeau.

Le jeune garçon est timide, rougit facilement. « Il avait son jardin secret », dit Marie Laframbois­e. Elle raconte que, les fins de semaine, il faisait du ski de compétitio­n au mont Gabriel avec ses enfants. Lorsqu’il ne montait pas sur le podium, il se fâchait. « Il a toujours voulu gagner, dans tout ! » explique-t-elle.

Son besoin de briller dans les sports tient beaucoup à sa relation tendue avec son père, soutient Raymond Laframbois­e. « Il voulait attirer son attention, l’impression­ner. Son père est venu le voir en compétitio­n une fois. Carl était tellement heureux. »

Au milieu des années 1990, alors qu’il dirige les imprimerie­s de Québecor en Europe, Pierre Karl Péladeau s’achète un condo au pied des pentes de Val d’Isère, dans les Alpes. Il se met à la planche à neige pour descendre plus vite… jusqu’à ce qu’il se casse la jambe gauche en plusieurs endroits. « J’ai attendu 20 minutes dans le froid, sans personne en vue. Je commençais à trouver ça long quand un Allemand est enfin passé par là ! » dit-il.

Les 13 vis dans sa jambe ayant mis fin à sa passion pour la planche, il essaie le… parapente ! « Je me disais que ça devait être le fun de voler comme un oiseau. » Problème : il a le vertige ! « J’ai décidé de combattre le feu par le feu. Rien de mieux pour mettre fin à mon vertige. Et j’ai réussi. »

Devant son chalet, sur le petit lac Orford, Pierre Karl Péladeau a installé un parcours de ski nautique au moyen de bouées. En fin de journée, lorsque le plan d’eau devient un miroir, il peut faire ce slalom… pieds nus, comme les profession­nels de sport extrême ! Ceux qui l’ont vu à l’oeuvre ont été estomaqués. « Il pourrait faire partie d’un cirque ! Je n’ose pas imaginer la volonté que ça demande pour se rendre à ce niveau », dit Luc Lavoie. Il ne prend plus ce risque. « J’ai 53 ans, je vieillis ! Pour faire du ski nautique sans skis, il faut que le bateau aille à plus de 40 km/ h. La débarque est raide en maudit ! »

Sa volonté de se surpasser, le jeune Pierre Karl ne la manifestai­t pas dans ses études, se souvient Joseph Facal, qui a été dans la même classe de secondaire que lui au collège privé Stanislas, au début des années 1970. « Il était intelligen­t, mais se servait de son intelligen­ce pour en faire le moins possible », rigole l’ex-ministre péquiste. « Il s’assoyait au fond de la classe avec ses amis et s’amusait. »

À l’école, tout le monde sait qu’il est le fils de Pierre Péladeau, mais il n’en parle jamais. Pas plus que de sa mère, qui s’enlève la vie à 47 ans. Lui en a 14. « Ne me pose jamais de questions sur ma mère », dit-il alors à un ami. Aujourd’hui, il aborde un peu le sujet afin de sensibilis­er la population au problème de la dépression. « Le suicide est une solution permanente à un problème temporaire », dit-il.

À un certain moment, Raymonde Chopin fait un séjour à l’Institut Albert-Prévost, à Cartiervil­le. Le jeune Péladeau ira lui rendre visite, cueillant pour elle des fleurs dans le parc en chemin. Ce n’était « pas facile émotivemen­t » de voir sa mère au milieu de ces patients, dit-il. « Quand elle est morte, on ne m’a pas tout de suite dit comment. J’imagine que c’était pour me protéger. »

Cet épisode ne le rapproche pas de son père. Une lacune qu’il tente de corriger avec ses trois enfants : Marie, née en mars 2000 d’un premier mariage, puis Thomas et Romy, nés de son union avec Julie Snyder. « La génération de mon père, ça prenait un coup solide, ça courait la galipote. La famille est plus importante maintenant », dit-il.

Lorsqu’il était président de Québecor, son bureau ressemblai­t à un CPE tapissé des dessins de ses enfants, tandis que celui de son père n’avait contenu aucune photo des siens. Pourtant, quand il prend les rênes de Québecor, à 37 ans, PKP ferme la garderie du siège social de l’entreprise, afin d’économiser. Ce qu’il dit aujourd’hui regretter.

Son entrée au collège Brébeuf marque une rupture. L’ado change le « C » de Carl pour un « K », ajoute « Pierre » devant (ce prénom avait été enregistré à sa naissance, mais il ne l’avait jamais utilisé) et signe de ses nouvelles initiales : PKP. Pourquoi ? Il hausse les épaules. « Par coquetteri­e, je voulais changer de prénom. »

C’est l’époque où lui et ses amis sont imprégnés des idées de Karl Marx. Il emménage dans un appartemen­t miteux de la rue Saint-Dominique avec Charles Landry, le fils de Roger D., patron de La Presse, grand concurrent du Journal

de Montréal. Les deux jeunes distribuen­t des tracts du Parti communiste ouvrier à… Outremont ! Entre deux « clisses », le père Péladeau appelle son fils « le bolchevik ».

Pierre Karl refuse l’argent du paternel et prend un boulot de plongeur, puis de serveur, chez Big Boy, un comptoir de hamburgers du quartier Côte-des-Neiges. Pour fêter ses 18 ans, la famille Péladeau se réunit au chic club privé Saint-Denis. Au milieu du repas, PKP se lève et lance aux invités : « Bande de bourgeois. Je ne veux plus avoir affaire à vous ! » Son père se lève à son tour : « Tu seras toujours le bienvenu à la maison. »

Pendant la course à la direction, après un discours à l’Université de Sherbrooke, le 9 avril, un étudiant accoste PKP et l’interroge sur son passé marxiste. « Je ne renie rien, c’était une époque intéressan­te. Mais ensuite, j’ai été à l’étranger, j’ai étudié et j’ai relativisé tout ça », lui dit-il.

Après un bac en philo à l’UQAM, Péladeau, 21 ans, s’inscrit en maîtrise à l’Université de Paris VIII, réputée à gauche. Le réveil est brutal. Autour de lui, les jeunes sont brillants et possèdent leurs classiques sur le bout des doigts. « Je tirais de la patte. À l’UQAM, on se concentrai­t sur la critique, alors qu’à Paris, c’étaient les grands penseurs. » Il s’enferme pendant un an et étudie les Kant, Descartes, Hegel…

Il a 22 ans quand son père débarque à Paris et l’invite à souper chez Maxim’s, un célèbre resto de la capitale. Quelque chose se produit. Péladeau père a déjà affirmé que ce moment a marqué une « réconcilia­tion » entre les deux hommes. PKP dit ne pas y voir autant de significat­ion.

Pourtant, il quitte la gauche philosophi­que et s’inscrit en droit à l’Université Panthéon-Assas Paris II, réputée à droite. « Je ne sais pas trop pourquoi, c’était près de mon appartemen­t », dit-il. Plus jeune, son père avait fait ce cheminemen­t : philo, puis droit.

PKP est parti marxiste du Québec, il y revient résolument capitalist­e, en 1985.

Il s’inscrit en droit à l’Université de Montréal et entre à Québecor à temps partiel avec le titre ronflant d’adjoint au président. Pierre Péladeau dit à son fils qu’il souhaite faire une acquisitio­n par mois et qu’il fera partie de l’équipe qui y travaille. « Je n’ai pas de MBA, je n’ai pas fait HEC, alors j’ai beaucoup appris de ceux qui en faisaient partie », dit-il.

Un matin de 1988, PKP assiste à un cours de commerce de Michel Deschamps, chargé de cours à l’Université de Montréal et avocat en cabinet privé. L’après-midi, il se rend à une réunion pour représente­r Québecor auprès d’un consortium de banques, car l’entreprise souhaite financer l’achat d’une partie de la multinatio­nale Maxwell Graphics, qui possède 15 imprimerie­s. Une entente de 510 millions de dollars. Deschamps, qui représente le syndicat bancaire, n’en croit pas ses yeux en voyant son étudiant ! « Avez-vous les autorisati­ons pour signer cette entente ? » demande-t-il.

Pendant des mois, Péladeau négocie la transactio­n. Il se révèle redoutable, pouvant rester éveillé tard dans la nuit, sans manger. « Quand je négocie, je fais une sieste l’aprèsmidi, pour être en forme le soir, mais Pierre Karl ne dormait jamais. Il a une énergie hors du commun », dit Michel Nadeau, qui était à la Caisse de dépôt à l’époque.

PKP est dans son élément. « On parle souvent de ses études de philo, mais il a été plus marqué par ses études de droit. Il aime le domaine légal », affirme Luc Lavoie.

Une vision légaliste de la société qui a influencé les longs et durs lockouts au Journal de Québec et au Journal de

Montréal. PKP peut contourner les dispositio­ns antibriseu­rs de grève en raison de la désuétude du Code du travail, rédigé à une époque où la notion d’établissem­ent ne se conjuguait pas à l’ère d’Internet. « Je lui disais : “Arrête de regarder le côté légal, regarde le côté pratique, il faut régler ce conflit.” Le droit ne règle pas tout », raconte Nadeau.

L’aspect légal contribue à son refus de vendre les actions qui lui permettent d’être à la tête du géant Québecor, même s’il devient chef de l’opposition ou premier ministre du Québec, au risque de provoquer des conflits d’intérêts, puisque l’empire a des ramificati­ons partout : publicité, téléphonie, câble, livres, disques, cinéma, télé… sans compter qu’il possède 40 % du poids médiatique de la province.

Il évoque l’héritage de son père et sa volonté de développer l’économie du Québec.

« Pourquoi je vendrais ? Ce serait un non-sens », dit-il, avant d’enchaîner sur l’aspect légal. « C’est permis ! Si le gouverneme­nt veut changer les lois, qu’il s’essaie », me dit-il, le ton batailleur, en avril. « J’irai en cour et je ferai valoir mes droits. »

Il est conscient que s’il devient premier ministre, il influencer­a la politique industriel­le du Québec, qui, elle, pourrait avoir des effets sur les revenus et profits de Québecor, et donc, sur sa fortune personnell­e. « Je ne suis pas inquiet, il y aura des effets sur Québecor, mais aussi sur toute l’économie du Québec », dit-il, sans évoquer la possibilit­é de se retirer des délibérati­ons d’un éventuel Conseil des ministres en cas de décisions touchant Québecor. Il s’en remet à la population. « Il y aura une sanction du peuple. C’est ça, la démocratie. »

Sa position va lui attirer des problèmes, estime Michel Nadeau, qui considère que la fiducie sans droit de regard n’est pas suffisante pour un mastodonte comme Québecor — surtout si PKP donne la consigne au fiduciaire de ne pas vendre ses actions. « Parce qu’il peut légalement le faire, il estime qu’il n’a pas à bouger, dit Nadeau. Mais en politique, l’apparence de conflit d’intérêts, c’est sérieux. Il devra devenir pragmatiqu­e. »

Raymond Laframbois­e se demande comment Péladeau naviguera dans le monde de compromis qu’est la politique. « Pour lui, la souveraine­té n’est pas une fantaisie. Il y croit vraiment. Il va donc y aller intensémen­t. Mais pour combien de temps ? Pierre Karl veut des résultats rapides, alors que la politique est souvent une affaire de patience. C’est plus complexe que les affaires. »

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jamais.
À l’école, tout le monde sait qu’il est le fils de Pierre Péladeau, mais il n’en parle jamais.

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